Le vrai handicap c’est le capitalisme
Il
y a quelques années, nous informions nos lecteurs du cas de Jean-Louis,
militant de la CNT-AIT de Montpellier, poursuivi pour « diffamation »
par son employeur, une association para-administrative. Notre compagnon avait
tout simplement décrit les pratiques habituelles de sa boîte dans un tract
diffusé dans toute la ville et affiché dans le village où habitait son patron.
Rappelons qu'après une campagne de solidarité internationale (le juge chargé de
l'affaire a reçu plus de 120 courriers venant de syndicats des sections de
l'AIT), Jean-Louis a finalement gagné en appel, son employeur étant condamné à
l'entier paiement des frais de justice.
Aujourd'hui, voilà que le
même genre de procédure recommence, cette fois-ci à l'encontre d'une compagne
de la CNT-AIT de Saint-Nazaire, Chantal, de la part de son employeur, la Maison
départementale de Mindin. Une affaire de plus, qui démontre que, public, privé,
associatif ou culturel, le patronat a une insupportable propension à considérer
comme une « calomnie » tout propos de salarié un peu critique et une tout
aussi intolérable prétention à vouloir imposer le silence.
La
Maison départementale de Mindin (MDM) sur la commune de Saint-Brévin, en
Loire-Atlantique, est un établissement médico-social de la fonction publique
territoriale qui héberge à vie des personnes démunies très lourdement et
mentalement handicapées. Située à l'estuaire de la Loire, c'est le plus gros
employeur de la région du Pays de Retz. L'établissement se trouve à l'entrée de
la commune, près d'une décharge et d'un camp pour gens du voyage, dans un
secteur où la circulation est dangereuse et la voirie inadaptée. Anciennement
Lazaret, puis Hospice jusqu'en 1998, la MDM a accueilli jusqu'à 1200 handicapés
et employé à peu près autant de personnes. Jusque dans les années 1970, la
différenciation entre employés et malades n'était pas très nette, les
personnels logeant dans l'établissement avec leurs familles et les handicapés
participant au fonctionnement de celui-ci. D'autre part, il semble que les
emplois, à Mindin, étaient souvent occupés par ce qu'on appellerait aujourd'hui
des « cas sociaux » (alcool). Il est important aussi de signaler que cet
hospice acceptait toute personne, quel que soit son handicap, de la naissance à
la mort. Vivaient donc sur ce lieu, en quasi-autarcie, des familles d'employés,
de la direction, des religieuses (il n'y en a plus aujourd'hui) et des malades
mentaux plus ou moins lourdement atteints ou poly-handicapés. Le site s'est
progressivement ouvert et la plupart du personnel (composé d'individus très
proches : voisins, parents, conjoints, enfants...) habite maintenant dans les
environs immédiats. Jusque dans les années 1980, le personnel spécialisé était
quasi inexistant. Difficile de savoir quels ont été les critères retenus pour
les postes à responsabilité : chefs de service, surveillants, directeurs. Peu à
peu, on a formé du personnel : aides-soignants, aides médico-psychologiques et
moniteurs éducateurs.
Chantal
a été embauchée comme aide médico-psychologique en 1992 à la MDM, où 4
psychologues, des éducateurs, du personnel spécialisé travaillaient déjà dans
une trentaine de pavillons. Certains, des taudis délabrés, mal chauffés et très
sales, hébergeaient les plus « bas
niveaux » (les handicapés les plus lourds) et ne recevaient aucune visite
de l'encadrement ; les « meilleurs niveaux » ou « bons
services », étaient réservés au personnel possédant une carte syndicale,
de bonnes relations avec la hiérarchie ou un diplôme...
Chantal
a été affectée en décembre 1992 dans la « salle de vie » du pavillon des
Courlis, où une ingtaine de jeunes femmes craintives déambulaient, se
bousculaient, ou restaient au sol, en attendant les seuls moments satisfaisants
de la journée, les repas, dans l'indifférence des employés. Malgré ce spectacle
affligeant et les nombreuses histoires qui circulaient (personnel venant faire
acte de présence le matin et partant à la pêche, attouchements, coups,
vexations infligés aux malades...), elle a voulu faire son travail de son mieux
: accompagnement des handicapées (des cas lourds) par des mots et des gestes
rassurants ; nettoyage des lieux, très peu visités et entretenus par le
personnel. Non seulement elle ne fut pas suivie par ses collègues, mais elle
dut en subir les moqueries, les mesquineries, quand elle exprima sa
désapprobation sur le travail (ou le non travail). La hiérarchie (psychologues,
surveillants) prévenue pour venir constater ses observations et sentant la
situation très tendue, ordonna la mutation de Chantal dans un autre service de
femmes, nettement moins handicapées.
En
six ans, elle a ainsi travaillé dans six services très différents, alors que la
moyenne dans l'établissement est de 2 ou 3 fois dans une carrière. Mais ses
transmissions consignées dans les cahiers prévus à cet effet dans chaque
service n'ont jamais été supportées par ses collègues. Il faut dire que ces
cahiers étaient plutôt vides, montrant le peu de temps passé à s'occuper des
handicapés.
En
septembre 1993, elle entra donc au service des Fauvettes, où les femmes étaient
moins victimes de négligence que de violences physiques. Suivant une formation
de monitrice éducatrice à l'Institut du travail social de Tours (que la MDM
fournissait généreusement en élèves), elle crut pouvoir être entendue et
épaulée quand on lui demanda ses observations sur sa pratique. Mais on lui fit
comprendre que c'était anti-professionnel, la formation ayant pour but de
développer chez les éducateurs « l'esprit de corps », comme on fit
comprendre à un formateur sensible à ses observations que son rôle n'était pas
d'aider une élève hors norme. La validation de la formation lui fut refusée,
sous le prétexte que ce qu'elle écrivait
était très grave (alors qu'elle mentionnait des faits graves qui
auraient dû faire l'objet d'enquêtes).
Affectée
en juin 1994 au service des Colombes, considéré comme une des vitrines de
Mindin, elle fut reçue toute une matinée par le directeur des ressources
humaines qui, en présence d'une surveillante, déplora des dysfonctionnements au
sein de l'établissement et son impuissance face à des syndicats trop
forts. Acceptant mal les réprimandes et
le mépris envers les malades de ce service, considérés comme des « pervers
et fachos », elle écrivit au psychiatre et à la psychologue pour relater
ces faits, en vain. Le personnel obtint une fois de plus son éviction.
Au
service des Peupliers, elle a été confrontée à un autre problème : la non-prise
en compte de la plainte de la mère d'un malade, victime d'un abus sexuel. Les
plaintes sont en effet très rares : la plupart des handicapés ont de grosses
difficultés pour s'exprimer, ou sont sous la tutelle de l'établissement
lui-même, ou n'ont pas de famille et les familles évitent l'affrontement avec
l'établissement, vu les possibilités d'accueil limitées des personnes
lourdement handicapées. Chantal a dû aussi faire face au problème des rapports
de domination entre malades.
Ébranlée,
triste, mais résolue à agir face à une organisation soudée et impénétrable
malgré les difficultés, Chantal informa la Ligue des Droits de l'Homme locale,
qui organisa une réunion à Saint-Nazaire, où la véracité de ses dires fut
établie. Étaient présents des responsables de l'établissement et des
syndicalistes qui lui reprochèrent son manque « d'esprit de classe » et
dont l'attitude fut odieuse (FO, CFDT et, malgré le témoignage d'un de ses
délégués, la CGT minoritaire dans l'établissement, se désolidarisa par la
suite). Quant à la Ligue des Droits de l'Homme, non sans relations avec la
mairie de Saint-Nazaire, elle ne souhaita finalement « pas faire de
vagues ». Chantal écrivit aussi à la DASS, qui la menaça, ainsi qu'au
Procureur, qui ne donna pas suite.
La
répression se faisant plus lourde (pétition du personnel, réflexions en tous
genres, injures, notations catastrophiques ; on la laissait parfois seule
dans un service au mépris de la sécurité), les arrêts maladie de Chantal
devinrent de plus en plus fréquents, entre autres pour « état dépressif
réactionnel » en 1999. Elle écrivit aussi à l'inspecteur de la Sécurité
sociale, qui la renvoya vers la DASS, seule apte à intervenir pour une enquête
sérieuse... Celle-là même qui, non seulement, refusa de consulter les documents
(cahiers de transmission, dossiers...), mais demanda, en plus, à Chantal de
respecter « l'obligation de réserve ».
À
son retour (l'établissement ayant bien changé du point de vue des locaux, mais
la mentalité restant la même), elle tenta de sensibiliser la CGT aux problèmes
de l'établissement, en vain.
C'est
pourtant en voulant faire de sa tâche une activité au service du bien-être des
handicapées que Chantal faisait preuve de « solidarité de classe »,
en s'employant à critiquer et orienter l'activité humaine dans un sens utile,
répondant aux besoins et ne nuisant pas ; donc, en quittant le seul
corporatisme revendicatif pour devenir révolutionnaire, c'est-à-dire sur le
chemin de la réappropriation de l'outil et du sens du travail par le
travailleur.
En
1999, dans le but d'ensemencer une réflexion critique sur ce qui se passait
dans ce genre d'établissement, Chantal avec l'aide du STCPP (Syndicat des
travailleurs, chômeurs et précaires de Paris, de la CNT-AlT), diffusa largement
un tract, qui eut un certain impact local et régional, et une réunion publique
en 2000 rassembla à Paris nombre de travailleurs du secteur
santé-social-éducation.
Les deux années suivantes de discussion et de
diffusion d'informations portèrent leur fruit à la MDM, comme dans d'autres
établissements. En 2002, un mouvement de mécontentement du personnel de la MDM,
soutenu par l'association des familles des résidents et le STCPP, dénonçait la
qualité de prise en charge minimale et le mal-être des résidents, les
dysfonctionnements et actes de violence contre les malades, le manque criant de
personnel et la dégradation des conditions de travail (d'où l'usure des agents
et une augmentation significative de l'absentéisme, les repos – légitimes –
jamais compensés en termes d'emploi). La conscience était très vive qu'une
réflexion de fond sur la structure et le fonctionnement de la MDM, ne pouvait
être esquivée. C'était dans les faits une reconnaissance de la justesse du
combat que Chantal avait mené pendant plusieurs années.
À
sa reprise du travail en 2002, malgré un accueil chaleureux et des notations
très favorables, elle ne put avoir accès à son dossier personnel.
L'organisation n'ayant pas changé, Chantal resta vigilante quant à la
protection des résidents, mais subit des reproches et des pressions verbales
quand elle dénonça les trop nombreux « pots » (alcoolisés) sur les
lieux de travail nuisant à la qualité des prises en charge. Sur le fond,
Chantal et le STCPP ne remettaient pas en question les réunions festives et
conviviales du personnel, mais l'alcool et la relégation des malades,
entraînant un climat de violence préjudiciable pour tous. Très choquée
psychologiquement, Chantal se retrouva à nouveau en arrêt maladie.
Le
20 octobre 2005, elle intervint sur la radio associative Alter-Nantes pour
dénoncer les pratiques au quotidien dans son lieu de travail. Son témoignage a
été envoyé aux responsables qui, loin de répondre aux questions soulevées,
l'attaquent en diffamation.
Concernant
l'outil de travail, les conditions d'hébergement, de soin et de vie de
personnes dépendantes, doivent intéresser au premier plan le syndicalisme et
nécessitent une réflexion de fond sur ce type d'établissement. Au-delà du
manque de personnel, d'une situation de lieu fermé, d'une absence d'ouverture
des lieux vers des activités de sorties, d'une absence de travail de réflexion
collective, c'est l'ensemble de la société qu'il faut questionner sur son
fonctionnement et la place qu'elle assigne à certains de ses membres,
lorsqu'ils ne s'inscrivent pas ou plus dans le système de la
productivité/consommation ordinaire.
Jacquie et Patrice, Syndicat intercorporatif de Montpellier,
d'après le Syndicat intercorporatif de Toulouse,
Une petite voix qui ne la fermera pas
(http://cnt-ait-toulouse.ehia.org/article.php3?id_article=39&lang=fr),
le Syndicat intercorporatif de Paris-Nord,
Mindin : bienvenue en milieu inhospitalier…
(http://cnt-ait.info/article.php3?id
_article=266),
et le Syndicat des travailleurs, chômeurs et précaires de Paris,
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