L’action directe
CE QU'ON ENTEND PAR « ACTION DIRECTE »
L'ACTION DIRECTE est la symbolisation du syndicalisme agissant. Cette
formule est représentative de la bataille livrée à l'exploitation et à
l'oppression. Elle proclame, avec une netteté qu'elle porte en soi, le sens et l'orientation de l'effort
de la classe ouvrière dans l'assaut livré par elle, et sans répit, au capitalisme.
L'Action Directe est une notion d'une telle clarté,
d'une si
évidente limpidité, qu'elle se définit et s'explique par son propre énoncé. Elle
signifie que la classe ouvrière, en réaction constante contre le milieu actuel, n'attend rien des hommes, des
puissances ou des forces extérieures à elle, mais qu'elle crée ses propres conditions de lutte et puise en soi
ses moyens d'action. Elle signifie que,
contre la société actuelle qui ne connaît que le citoyen, se dresse
désormais le producteur. Celui-ci ayant reconnu qu'un agrégat social est modelé sur son système de production, entend s'attaquer directement
au mode de production capitaliste pour
le transformer, en éliminer le patron
et conquérir ainsi sa souveraineté à l'atelier – condition essentielle
pour jouir de la liberté réelle.
Négation du Démocratisme
L'Action Directe implique donc que la classe
ouvrière se réclame des notions de liberté et d'autonomie au lieu de plier sous
le principe d'autorité. Or, c'est grâce au principe d'autorité, pivot du monde
moderne – dont le démocratisme
est l'expression
dernière – que l'être humain, enchaîné par mille liens, tant moraux que matériels,
est châtré de toute possibilité
de volonté et d'initiative.
De
cette négation du démocratisme, mensonger et hypocrite, et
forme ultime de cristallisation de l'autorité, découle toute la méthode syndicaliste. L'Action
Directe apparaît ainsi comme n'étant
rien d'autre que la matérialisation
du principe de liberté, sa réalisation dans les masses : non plus en formules
abstraites, vagues et nébuleuses,
mais en notions claires et pratiques, génératrices de la combativité qu'exigent les nécessités de
l'heure ; c'est la ruine de l'esprit
de soumission et de résignation qui
avilit les individus, fait d'eux des esclaves volontaires – et
c'est la floraison de l'esprit de révolte, élément fécondant des sociétés humaines.
Cette rupture fondamentale et complète, entre la société capitaliste et le monde ouvrier, que synthétise
l'Action Directe, l'Association
Internationale des Travailleurs l'avait
exprimée dans sa devise « l'émancipation
des travailleurs sera l'œuvre
des travailleurs eux-mêmes ». Et
elle avait contribué à faire de cette
rupture une réalité en attachant une
importance primordiale aux groupements économiques. Mais confuse encore était la prépondérance qu'elle leur
attribuait. Cependant, elle avait
pressenti que l'œuvre de transformation sociale doit se commencer par la base et que les
modifications politiques ne sont qu'une conséquence
des changements apportés au régime de la
production. C'est pourquoi elle exaltait l'action des groupements corporatifs et, naturellement, elle
légitimait le procédé de manifestation
de leur vitalité et de leur influence,
adéquat à leur organisme – et qui n'est autre que l'Action Directe.
L'Action Directe est, en effet, fonction normale des syndicats, caractère essentiel de leur constitution ; il serait d'une absurdité criante que de tels groupements se bornassent à agglutiner les salariés pour les mieux adapter au sort auquel les a condamnés la société bourgeoise – à produire pour autrui. Il est bien évident que, dans le syndicat, s'agglomèrent pour leur self-défense, pour lutter personnellement et directement, des individus sans idées sociales bien nettes. L'identité des intérêts les y attire ; ils y viennent d'instinct. Là, en ce foyer de vie, se fait un travail de fermentation, d'élaboration, d'éducation : le syndicat élève à la conscience les travailleurs encore aveuglés par les préjugés que leur inculque la classe dirigeante ; il fait éclater à leurs yeux l'impérieuse nécessité de la lutte, de la révolte : il les prépare aux batailles sociales par la cohésion des efforts communs. D'un tel enseignement, il se dégage que chacun doit agir, sans s'en rapporter jamais sur autrui du soin de besogner pour soi. Et c'est en cette gymnastique d'imprégnation en l'individu de sa valeur propre, et d'exaltation de cette valeur, que réside la puissance fécondante de l'Action Directe. Elle bande le ressort humain, elle trempe les caractères, elle affine les énergies. Elle apprend à avoir confiance en soi ! à ne s'en rapporter qu'à soi ! à être maître de soi ! à agir soi-même !
Or, si on lui compare les méthodes en usage dans les groupements et formations démocratiques, on constate qu'elles n'ont rien de commun avec cette constante tendance à davantage de conscience, non plus qu'avec cette adaptation à l'action qui est l'atmosphère des groupements économiques. Et il n'y a pas à supposer que les méthodes en vigueur dans ceux-ci puissent se transvaser dans ceux-là. Ailleurs que sur le terrain économique, l'Action Directe est une formule vide de sens, car elle est contradictoire avec le fonctionnement des agrégats démocratiques dont le mécanisme obligé est le système représentatif qui implique, à la base, l'inaction des individus. Il s'agit d'avoir confiance aux représentants ! De s'en rapporter à eux ! De compter sur eux ! De les laisser agir !
Le caractère d'action autonome et
personnelle de la classe ouvrière, que
synthétise l'Action Directe, est précisé
et accentué par sa manifestation sur le plan économique où toutes les équivoques s'effritent, où il
ne peut y avoir de malentendus, où tout effort est utile. Sur ce plan, se dissocient les combinaisons artificielles
du démocratisme qui amalgament des individus dont les intérêts sociaux
sont antagoniques. Ici, l'ennemi est visible. L'exploiteur, l'oppresseur ne
peuvent espérer se dérober sous les masques
trompeurs, ou illusionner en s'affublant d'oripeaux idéologiques : ennemis de classe ils sont – et tels ils
apparaissent franchement, brutalement ! Ici, la lutte s'engage
face à face et tous les coups portent. Tout effort aboutit à un résultat
tangible, perceptible : il se traduit
immédiatement par une diminution de l'autorité patronale, par le relâchement
des entraves qui enserrent l'ouvrier à l'atelier,
par un mieux-être relatif. Et c'est pourquoi,
logiquement, s'évoque l'impérieuse nécessité de l'entente entre frères de classe, pour aller
côte à côte à la bataille, faisant
ensemble front contre l'ennemi commun.
Aussi,
est-il naturel que dès qu'un groupement corporatif est
constitué
on puisse
inférer de sa naissance que, consciemment ou inconsciemment, les travailleurs qui s'y agglomèrent se préparent à faire
eux-mêmes leurs affaires ; qu'ils ont la
volonté de se dresser contre leurs maîtres et n'escomptent de résultats
que de leurs propres forces ; qu'ils entendent agir directement, sans intermédiaires, sans se reposer sur autrui du soin de mener à bien les besognes nécessaires.
L'Action Directe, c'est
donc purement l'action syndicale, indemne de tout alliage,
franche de toutes les impuretés, sans aucun des tampons qui amortissent les
chocs entre les belligérants, sans aucune des déviations qui
altèrent le sens et la portée de la lutte : c'est l'action syndicale, sans compromissions capitalistes, sans les
acoquinages avec les patrons que
rêvent les thuriféraires de la « paix
sociale » ; c'est l'action syndicale, sans accointances gouvernementales, sans intrusion dans le débat de « personnes
interposées ».
Exaltation de l'Individu
L'Action Directe, c'est
la libération des foules humaines, jusqu'ici façonnées à
l'acceptation des croyances imposées – c'est
leur montée vers l'examen, vers la conscience.
C'est l'appel à tous pour participer à l'œuvre commune : chacun est invité à ne plus être un zéro humain – à
ne plus attendre d'en haut ou de l'extérieur son salut ; chacun est
incité à mettre la main à la pâte –
à ne plus subir passivement les fatalités
sociales. L'Action Directe clôt le
cycle des miracles – miracles
du ciel, miracles de
l'état – et en opposition aux espoirs en les « providences », de quelque espèce
que ce soit, elle proclame la mise en
pratique de la maxime : le salut
est en nous !
Cette incomparable puissance
rayonnante de l'Action Directe, des
hommes d'opinions et de tempéraments divers l'ont reconnue, rendant
ainsi hommage à cette méthode dont la
féconde valeur sociale est incontestable.
C'est Keufer qui, en juin 1902, au sujet de
la situation syndicale des ouvriers verriers,
alors précaire, leurs organisations
étant disloquées, écrivait :
« Nous ne
serions pas surpris que la politique ne soit
pas étrangère à ces divisions, car trop souvent dans les
mêlées sociales, beaucoup de camarades croient à l'efficacité de
l'intervention des hommes politiques dans la
défense de leurs intérêts économiques.
Nous pensons, au contraire, que les travailleurs, solidement organisés dans les syndicats et fédérations de métier ou d'industrie, acquerront une plus grande force et une autorité suffisante pour traiter avec les industriels en cas de conflits, d'une façon directe et sans autre concours que celui de la classe ouvrière qui ne lui fera pas défaut. II faut que le prolétariat fasse ses affaires lui-même... »
C'est Marcel Sembat qui, au Parlement, s'exprimait comme suit :
«
L'Action Directe ? Mais
c'est tout simplement de grouper
les travailleurs en syndicats et en fédérations
ouvrières pour arriver ainsi, au lieu
de tout attendre de l'État, de la
Chambre, au lieu de tendre perpétuellement sa casquette au Parlement pour qu'il y jette dédaigneusement un sou de temps en temps, à ce que les
travailleurs se groupent, se
concertent.
Entente des travailleurs entre
eux, Action Directe sur le patronat,
pression sur le législateur pour l'obliger, quand son intervention est nécessaire, à s'occuper des ouvriers...
Nous savons – disent les syndiqués – que les mœurs précèdent la loi, et nous voulons créer les mœurs par avance afin que la loi s'applique plus aisément si on nous la donne ou pour qu'on soit obligé de la voter si on nous fait trop attendre ! Car ils veulent aussi – ils ne le dissimulent pas – forcer à l'occasion la main au législateur.
Nous, législateurs,
n'avons-nous jamais besoin que l'on nous
force la main ? Nous occupons-nous
toujours spontanément des maux et des
abus ? N'est-il pas utile que ceux qui souffrent de ces maux, qui sont lésés
par ces abus protestent et s'agitent
pour attirer l'attention sur eux et imposent même le remède ou la réforme qui sont devenus nécessaires ?
Voilà pourquoi, messieurs, on
aurait tort d'essayer de vous indisposer contre ces hommes qui prêchent l'Action Directe ; s'ils essaient de se passer le plus possible des députés, ne leur en sachez pas mauvais gré...
Il y en a suffisamment qui ne se passent pas assez de vous pour
que vous soyez satisfaits de voir des ouvriers
tâcher de grouper leur classe syndicalement, en organisations
économiques, et faire le plus possible leur besogne
eux-mêmes... »
C'est Vandervelde écrivant dans Le Peuple, de Bruxelles :
« ... Pour arracher au capitalisme un os dans lequel
il y ait quelque moelle, point ne suffit que
la classe ouvrière donne mandat à ses
représentants de lutter en
son lieu et place.
Nous le lui avons
dit maintes fois, mais nous ne saurions
le lui
dire assez, et c'est
la grande part de vérité qui se trouve dans
la théorie de l'Action
Directe, on n'obtient pas
de réformes sérieuses par
personnes interposées...
Or, s'il est permis de faire un reproche à cette classe ouvrière belge qui, laissée par ses exploiteurs et ses maîtres dans l'ignorance et la misère, a donné, depuis vingt ans, tant de preuves de vaillance et d'esprit de sacrifice, c'est, peut-être, d'avoir trop compté sur l'action politique et sur l'action coopérative, qui exigeaient le moindre effort ; c'est de n'avoir pas assez fait pour l'action syndicale ; c'est d'avoir un peu trop cédé à cette illusion dangereuse que, le jour où elle aurait des mandataires à la Chambre, les réformes lui tomberaient comme des alouettes rôties dans la bouche... »
Ainsi, de l'avis des hommes cités ci-dessus – et aussi de notre avis à nous – l'Action Directe développe le sentiment de la personnalité humaine, en même temps que l'esprit d'initiative. En opposition à la veulerie démocratique, qui se satisfait de moutonniers et de suiveurs, elle secoue la torpeur des individus et les élève à la conscience. Elle n'enrégimente pas et n'immatricule pas les travailleurs. Au contraire ! Elle éveille en eux le sens de leur valeur et de leur force, et les groupements qu'ils constituent en s'inspirant d'elle sont des agglomérats vivants et vibrants où, sous le poids de sa simple pesanteur, de son immobilité inconsciente, le nombre ne fait pas la loi à la valeur. Les hommes d'initiative n'y sont pas étouffés et les minorités qui sont – et ont toujours été – l'élément de progrès, peuvent s'y épanouir sans entraves, et, par leur effort de propagande, y accomplir l'œuvre de coordination qui précède l'action.
L'Action Directe a, par conséquent, une valeur éducative sans pareille : elle apprend à réfléchir, à décider, à agir. Elle se caractérise par la culture de l'autonomie, l'exaltation de l'individualité, l'impulsion d'initiative dont elle est le ferment. Et cette surabondance de vitalité, d'expansion du « moi », n'est en rien contradictoire avec la solidarité économique qui lie les travailleurs entre eux, car loin d'être oppositionnelle à leurs intérêts communs, elle les concilie et les renforce : l'indépendance et l'activité de l'individu ne peuvent s'épanouir en splendeur et en intensité, qu'en plongeant leurs racines dans le sol fécond de la solidaire entente.
L'Action Directe dégage donc l'être humain de la gangue de passivité et de non-vouloir, en laquelle tend à le confiner et l'immobiliser le démocratisme. Elle lui enseigne à vouloir, au lieu de se borner à obéir, à faire acte de souveraineté, au lieu d'en déléguer sa parcelle. De ce fait, elle change l'axe d'orientation sociale, en sorte que, les énergies humaines, au lieu de s'épuiser en une inactivité pernicieuse et déprimante, trouvent dans une expansion légitime l'aliment nécessaire à leur continuel développement.
Il y a une cinquantaine d'années,
dans la période dix-huit cent quarante-huitarde, alors que les républicains avaient encore des
convictions, ils avouaient combien était
illusoire, mensonger et impuissant le système représentatif et ils cherchaient le moyen d'obvier à ses tares. Rittinghausen,
trop hypnotisé par les superfétations politiques qu'il supposait indispensables au progrès humain,
crut avoir trouvé la solution dans la « représentation
directe ». Proudhon, au contraire,
pressentant le syndicalisme, évoquait le fédéralisme économique qui se
prépare et qui dépasse, de toute la supériorité de la vie, les concepts
inféconds de tout le politicianisme : le
fédéralisme économique, qui est en gestation dans les organisations ouvrières
implique la résorption par les éléments
corporatifs des quelques fonctions utiles grâce auxquelles l'État illusionne sur sa raison d'être et, en même temps, l'élimination de ses fonctions nuisibles, compressives et répressives, grâce auxquelles se perpétue la société capitaliste.
Mais,
pour que cette floraison sociale soit possible,
il faut qu'un travail préparatoire ait, au sein de la société actuelle, coordonné les éléments qui auront
fonction de la réaliser. C'est à cela que s'emploie la classe ouvrière. De même
que c'est par la base que se construit un édifice,
de même c'est par la base que s'accomplit cette besogne interne qui
est, simultanément, oeuvre de désagrégation
des éléments du vieux monde et
oeuvre de gestation
de la réédification nouvelle. Il
ne s'agit plus de s'emparer
de l'État, non plus que
de modifier ses rouages ou changer
son personnel ; il s'agit de transformer le mécanisme de la production, en éliminant le
patron de l'atelier, de l'usine, et
en substituant à la production à son profit, la production en commun et au bénéfice
de tous... ce qui a pour
conséquence logique, la ruine de l'État.
Cette oeuvre d'expropriation est commencée : pied à pied elle
se poursuit par les luttes
quotidiennes contre le
maître actuel de la production,
le capitaliste ; ses privilèges
sont sapés et amoindris, la légitimité
de sa fonction directrice
et maîtresse est niée, la
dîme qu'il prélève sur la production de
chacun, sous prétexte de
rémunération du capital, est tenue pour vol. Aussi, petit à petit,
est-il refoulé hors de l'atelier – en attendant qu'il en soit
chassé définitivement et radicalement.
Tout
cela – cette besogne intérieure qui va
s'amplifiant et s'intensifiant chaque jour – c'est de l'Action Directe en
épanouissement. Et quand la classe ouvrière, ayant grandi en force et en
conscience, sera apte à l'oeuvre de prise de possession et y procédera, ce sera encore
de l'Action Directe !
Lorsque
l'expropriation capitaliste sera en voie de réalisation,
alors que les actionnaires des compagnies de chemins de fer verront leurs titres – « parchemins » de l'aristocratie financière – tombés à zéro ; alors que la séquelle
parasitaire des directeurs et autres magnats du rail ne sera plus entretenue à rien faire, les trains continueront à rouler... Et cela, parce que les
travailleurs des chemins de fer
seront intervenus directement : leur
syndicat, de groupement de combat, s'étant mué en groupement de production, aura désormais la charge
de l'exploitation – non plus en vue de profits personnels, pas même simplement et étroitement corporatifs,
mais pour le bien commun.
Ce
qui se sera fait dans les chemins de fer, pareillement se fera dans toutes les branches de la
production.
Mais,
pour mener à bien cette oeuvre de
liquidation du vieux monde
d'exploitation, il faut que la classe ouvrière se soit familiarisée avec les conditions de réalisation du milieu nouveau, qu'elle ait acquis la
capacité et la volonté de le réaliser
elle-même ; il faut qu'elle ne table,
pour faire face aux difficultés qui surgiront, que sur son effort
direct, sur les compétences
qu'elle puisera en elle, et non sur la grâce de « personnes interposées », d'hommes providentiels,
d'évêques nouveau style – auquel cas l'exploitation ne serait pas extirpée et
se continuerait sur un mode
différent.
La Révolution est œuvre d'action quotidienne
Il
s'agit donc, pour préparer la voie, d'opposer aux conceptions
déprimantes, aux formules mortes, représentatives d'un passé qui persiste, des
notions qui nous aiguillent vers les indispensables
matérialisations de volonté. Or, ces
notions nouvelles ne peuvent découler que
de la mise en oeuvre systématique des méthodes d'Action Directe. C'est, en effet, du profond
courant d'autonomie et de solidarité
humaine, intensifié par la pratique de
l'action, que jaillit et prend corps l'idée de substituer au désordre social actuel une organisation où il n'y ait place que pour le travail et où
chacun aura libre épanouissement de sa
personnalité et de ses facultés.
Cette oeuvre préparatoire de l'avenir n'est, grâce à l'Action Directe, nullement contradictoire avec la lutte quotidienne. La supériorité tactique de l'Action Directe est justement son incomparable plasticité : les organisations que vivifie sa pratique n'ont garde de se confiner dans l'attente, en pose hiératique, de la transformation sociale. Elles vivent l'heure qui passe avec toute la combativité possible, ne sacrifiant ni le présent à l'avenir, ni l'avenir au présent. Aussi, résulte-t-il, de cette aptitude à faire face simultanément aux nécessités du moment et à celles du devenir et de cette concordance entre la double besogne à mener de front que l'idéal poursuivi, loin d'être obscurci ou négligé, se trouve, par ce fait même, clarifié, précisé, mieux entrevu.
Et c'est pourquoi il est aussi stupide que mensonger de qualifier de « partisans du tout ou rien » les révolutionnaires qu'inspirent les méthodes de l'Action Directe. Certes, ils sont partisans de tout arracher à la bourgeoisie ! Mais, en attendant d'être assez forts pour accomplir cette besogne d'expropriation générale, ils ne restent pas inactifs et ne négligent aucune occasion de conquérir des améliorations parcellaires qui, réalisées par une diminution des privilèges capitalistes, constituent une sorte d'expropriation partielle et ouvrent la voie à des revendications de plus grande amplitude.
Il apparaît donc que l'Action Directe est la nette et pure concrétion de l'esprit de révolte : elle matérialise la lutte de classe qu'elle fait passer du domaine de la théorie et de l'abstraction, dans le domaine de la pratique et de la réalisation. En conséquence, l'Action Directe, c'est la lutte de classe vécue au jour le jour, c'est l'assaut permanent contre le capitalisme.
Et c'est pour cela qu'elle est tant honnie par les politiciens – sigisbées d'un genre spécial – qui s'étaient constitués les « représentants », les « évêques » de la démocratie. Or, si la classe ouvrière, dédaignant la démocratie, la dépasse et cherche sa voie au-delà, sur le terrain économique, que deviendront les « personnes interposées » qui s'érigeaient en avocats du prolétariat ?
Et c'est pour cela qu'elle est encore plus honnie et réprouvée par la bourgeoisie ! Celle-ci voit sa ruine rudement accélérée par le fait que la classe ouvrière, puisant dans l'Action Directe, une force et une exaltation grandissante, rompant définitivement avec le passé, et se constituant par ses moyens propres, une mentalité nouvelle est en passe de réaliser le milieu nouveau.
NéCéSSITé DE L'EFFORT
Il peut sembler paradoxal qu'il soit besoin d'exalter la nécessité de l'effort, tant la lutte contre les obstacles de tout ordre, qui s'opposent à l'expansion humaine est normale.
Hors de l'action, en effet, qu'y a-t-il, sinon inertie, veulerie, acceptation passive de la servitude ? En période de dépression, d'inertie, les hommes s'abaissent au rang des bêtes de somme, ils sont des esclaves trimant sans espoir : leurs cerveaux restent inféconds, sans vibrations, sans idées ; l'horizon est fermé ; l'avenir ne se suppose pas, ne se voit pas meilleur que le présent.
Mais, vienne l'action ! Les torpeurs se secouent, les cerveaux ankylosés fonctionnent et une énergie rayonnante transforme et féconde les masses humaines.
C'est que l'action est le sel de la vie... Ou, plus simplement et plus exactement, elle est la vie même ! Vivre, c'est agir... Agir, c'est vivre !
Ce sont là des constatations
banales ! Et, cependant, il est nécessaire d'y insister, de glorifier l'effort,
parce qu'un enseignement déprimant a saturé la génération qui passe, l’a
imprégnée de formules débilitantes. L'inutilité de l'effort a été érigée en
théorie et on a prêché que toute réalisation révolutionnaire découlerait du jeu
fatal des événements : a catastrophe, annonçait-on, se produirait
automatiquement, lorsque, par un processus fatidique, les institutions capitalistes
seraient parvenues à leur maximum de tension. Alors, d'elles-mêmes, elles
éclateraient ! L'effort de l'homme dans le plan économique était proclamé superflu, son action
contre le milieu compressif dont il pâtit
était affirmée inopérante. On ne lui laissait qu'un espoir : infiltrer des siens dans les
Parlements bourgeois et attendre l'inévitable déclenchement catastrophique.
On
nous apprenait que celui-ci se
produirait à son heure, mécaniquement, fatalement : la
concentration capitaliste s'accomplissant
par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste elle-même, le
nombre des potentats du capital,
usurpateurs et monopoliseurs allait toujours
diminuant... si bien qu'un jour viendrait où, grâce à la conquête du pouvoir politique, les élus du
peuple exproprieraient à coups de lois et de décrets la poignée de grands barons du capital.
Dangereuse et déprimante illusion que cette attente passive en la venue du Messie-Révolution ! En combien d'ans ou de siècles seront conquis les pouvoirs publics ? Et puis, à les supposer conquis, à ce moment le nombre des magnats du capital aura-t-il tant diminué ? En admettant même que la trustification ait absorbé la bourgeoisie moyenne, s'en suivra-t-il que celle-ci aura été rejetée dans le prolétariat ? Ne lui aura-t-on pas, plutôt, fait une place dans les trusts et le nombre des parasites vivant sans produire ne se trouvera-t-il pas au moins égal à ce qu'il est aujourd'hui ? Si oui, n'est-il pas à supposer que les bénéficiaires de la vieille société résisteront aux lois et décrets d'expropriation ?
Autant de problèmes qui se posent et devant lesquels la classe ouvrière se trouverait impuissante, ne sachant que faire, si elle avait eu le tort de continuer à s'hypnotiser dans l'espoir d'une révolution survenant sans effort direct de sa part.
En même temps qu'on nous leurrait avec cette croyance messianique en la révolution, pour nous déprimer davantage, pour mieux nous persuader qu'il n'y avait rien à tenter, rien à faire ; pour nous plonger plus complètement dans la crasse de l'inaction, on nous endoctrinait avec la « loi d'airain des salaires ». On nous apprenait qu'en vertu de cette inéluctable formule (due surtout à Ferdinand Lassalle), dans la société actuelle tout effort est perdu, toute action vaine, car les répercussions économiques ont tôt fait de rétablir le niveau de misère au-dessus duquel ne peut émerger le prolétariat.
En vertu de cette loi d'airain – dont on faisait alors la pierre angulaire du socialisme – il était proclamé que « le salaire moyen ne saurait normalement dépasser le taux strictement nécessaire à la vie de l'ouvrier ». Et on disait : « Ce taux est réglé par l'unique pression capitaliste et celle-ci peut même le faire descendre au-dessous du minimum nécessaire à la subsistance de l'ouvrier... La seule règle du taux des salaires est l'abondance ou la rareté de la main d'oeuvre... »
Pour preuve de l'inexorable fonctionnement de cette loi des salaires, on comparait l'ouvrier à une marchandise : si, au marché, il y a abondance de pommes de terre, elles sont à bon compte ; s'il y a rareté, elles renchérissent... De même en est-il de l'ouvrier, affirmait-on : son salaire varie avec l'abondance ou la pénurie de la chair à travail !
Contre l'enchaînement logique de ce raisonnement absurde, nulle objection ne s'élève ; aussi, la loi des salaires peut-elle être tenue pour exacte... tant que l'ouvrier consent à être une marchandise ! Tant que, pareil à un sac de pommes de terre, il reste passif, inerte et subit les fluctuations du marché... tant qu'il courbe l'échine, endure toutes les avanies patronales... la loi des salaires fonctionne.
Mais,
il en va autrement dès qu'une lueur de conscience anime l'ouvrier-pomme de
terre. Quand au lieu de se confire en
inertie, veulerie, résignation et passivité, l'ouvrier prend conscience de sa valeur humaine,
s'imprègne d'esprit de révolte ; quand
il vibre, énergique, volontaire, actif ; quand, au lieu de rester sottement accolé à ses semblables (telle une pomme de terre à côté de ses pareilles), il
entre en contact avec eux, réagit sur eux,
de même qu'ils réagissent sur lui ; quand
le bloc ouvrier se vivifie,
s'anime... alors, le ridicule équilibre de la loi des salaires est rompu.
Un
facteur nouveau : La Volonté ouvrière !
Un élément nouveau apparaît sur
le marché du travail : la volonté
ouvrière. Et cet élément, inconnu
quand il s'agit de fixer
le prix d'un boisseau de pommes
de terre, influe sur la fixation du salaire ; son action peut
être plus ou moins grande, suivant le degré
de tension de la force
ouvrière, qui est une résultante de l'accord des volontés
individuelles vibrant à
l'unisson – mais, forte ou faible,
elle est incontestable.
La
cohésion ouvrière dresse alors, contre la puissance capitaliste, une force capable
de lui résister. L'inégalité des deux
adversaires – incontestable quand l'exploiteur n'avait en face
de lui qu'un ouvrier isolé –
s'atténue proportionnellement au degré
de cohérence atteint par le bloc ouvrier.
La résistance prolétarienne, latente ou aiguë est
désormais de tous les jours ; les conflits entre le travail et
le capital s'avivent,
grandissent en acuité. Le
travail ne sort pas toujours victorieux de ces luttes partielles ; cependant, même quand
il est battu, il y a
encore profit pour les ouvriers
en lutte : leur résistance a
entravé la compression patronale et, souvent
même, a obligé le patron à concéder une partie des réclamations formulées. En ce cas, se vérifie
le caractère de haute solidarité du
syndicalisme : du résultat de la
lutte bénéficient des faux-frères, des inconscients, et les grévistes se satisfont de la joie morale
d'avoir combattu pour le mieux-être
général.
Que la cohésion ouvrière fasse hausser
les salaires, les théoriciens de la « loi d'airain » le concèdent d'assez bonne grâce. Les faits sont tellement tangibles qu'il leur serait difficile d'y apporter une sérieuse dénégation. Mais, ils objectent que, parallèlement à
l'accroissement des salaires, se
manifeste un renchérissement du coût de
la vie, de telle sorte que la puissance de consommation de l'ouvrier ne s'accroît pas et que le
bénéfice de son plus haut salaire se trouve,
de ce fait, annulé.
Il y a des circonstances où cette répercussion se constate ; mais, cette montée du coût de la vie, en rapport direct avec la montée du salaire, n'a pas une constance telle qu'elle puisse s'ériger en principe. D'ailleurs, quand ce renchérissement se produit, il est – dans la plupart des cas – la preuve que le travailleur, après avoir lutté, en qualité de producteur contre son patron, a négligé de se défendre, en qualité de consommateur. Très souvent, c'est la passivité de l'acheteur à l'égard du commerçant, du locataire à l'égard du propriétaire, etc., qui permet aux propriétaires, commerçants, etc., de récupérer par des augmentations sur l'ouvrier, en tant que consommateur, le bénéfice des améliorations qu'il a acquises en tant que producteur.
Au surplus, l'irréfutable démonstration que le taux du salaire n'a pas pour inéluctable conséquence un renchérissement parallèle de la vie est faite dans les pays à courtes journées et à hauts salaires : La vie y est moins coûteuse et moins restreinte que dans les pays à longues journées et à bas salaires.
Le
Salaire et le Coût
de la Vie
En Angleterre, aux États-Unis, en
Australie, la durée quotidienne du travail
est souvent de huit heures (neuf heures au plus), le repos hebdomadaire y est
pratiqué, les salaires y sont plus élevés que chez nous. Malgré cela, la vie y est plus facile. D'abord, du fait
qu'en six jours de travail ou mieux en
cinq et demi (le travail étant
suspendu, dans la plupart des cas, l'après-midi du samedi) l'ouvrier
gagne pour se suffire pendant les sept jours
de la semaine ; ensuite, parce qu'en
règle générale, le coût des choses nécessaires à l'existence y est moindre qu'en France, ou tout au moins à meilleur
compte, relativement aux taux du
salaire [1].
Ces constatations infirment la « loi d'airain ». Elles l'infirment d'autant mieux qu'il est impossible de prétendre que les hauts salaires des pays en question sont la simple conséquence d'une pénurie de bras. Aux États-unis et aussi en Australie, tout comme en Angleterre, le chômage sévit âprement. Il est donc évident que si, en ces pays, les conditions de travail sont meilleures, c'est qu'il entre dans leur établissement un facteur autre que l'abondance ou la rareté de bras : la volonté ouvrière ! Ces conditions meilleures sont le résultat de l'effort ouvrier, de la volonté prolétarienne se refusant à accepter une vie végétative et limitée, et c'est par la lutte contre le capital qu'elles ont été conquises. Cependant, les batailles économiques qui ont amélioré ces conditions, pour violentes qu'elles aient été, n'ont pas créé une situation révolutionnaire : elles n'ont pas dressé, face à face, en ennemis, le travail contre le capital. Les travailleurs n'y ont pas, au moins dans l'ensemble, acquis leur conscience de classe ; leurs aspirations ont, jusqu'ici, été trop limitées à une meilleure adaptation au sein de la société actuelle. Mais, les temps changent ! Cette conscience de classe qui leur manquait, Anglais, Yankees, etc., sont en passe de l'acquérir.
Si, de l'examen des pays à hauts salaires et à courtes journées on passe à l'examen de nos régions paysannes où, sûrs de trouver une population ignorante et docile, nombre d'industriels installent leurs usines, le phénomène contraire se constate : les salaires y sont très bas et les conditions de travail excessives. C'est que, ici, la volonté ouvrière étant en léthargie, la pression capitaliste détermine seule les conditions de travail ; l'ouvrier s'ignorant et ne connaissant pas sa force est encore réduit à l'état de « marchandise », de sorte que la prétendue « loi des salaires » fonctionne contre lui, sans aucun contrepoids. Mais, qu'une flamme de révolte vienne vivifier cet exploité et la situation sera modifiée ! Il va suffire que la poussière humaine, qu'a été jusque-là la masse prolétarienne, se coagule en un bloc syndical pour que la pression patronale soit neutralisée par une force – faible et inhabile aux débuts – mais qui grandira vite en puissance et en conscience.
Ainsi, il se vérifie, à la lumière des faits, combien est illusoire et mensongère cette prétendue loi des salaires. « Loi d'airain » on l'a baptisée ? Allons donc ! Elle n'est même pas une loi de caoutchouc !
Le malheur est que, plus graves qu'une simple erreur de raisonnement ont été les conséquences de l'infiltration dans le monde ouvrier de cette formule fatidique. Que de souffrances et de déceptions elle a engendrées ! Trop longtemps, hélas, la classe ouvrière a paressé et somnolé sur ce décevant oreiller. C'était un enchaînement logique : la théorie de l'inutilité de l'effort engendrait l'inaction. Puisque étaient proclamées la stérilité de l'acte, l'inanité de la lutte, l'impossibilité d'une amélioration immédiate, toute velléité de révolte était étouffée. En effet, à quoi bon combattre si l'effort est d'avance reconnu vain et infructueux, si l'on sait courir à un échec ? Puisque dans la bataille ne doivent se récolter que des horions – sans espoir d'un léger profit – ne vaut-il pas mieux rester tranquilles ?
Et
c'est la thèse qui domina ! La classe
ouvrière s'accommoda d'une apathie qui faisait le jeu de la bourgeoisie. Aussi, lorsque,
sous la pression des circonstances, les
ouvriers étaient acculés à un conflit, la lutte n'était acceptée qu'à regret ; on en vint à tenir la grève pour un mal qu'on subissait, faute de ne pouvoir
l'éviter – et auquel on se résignait, sans espoir que de son issue favorable puisse sortir une amélioration réelle.
L'excès du mal
n'est pas ferment de révolte !
Parallèlement à cette croyance
néfaste en l'impossibilité de briser le
cercle de fer de la « loi des salaires », et comme une déduction excessive, tant de cette « loi » que de la confiance en la venue
fatale de la Révolution, par le jeu normal
des événements, sans intervention de l'effort
des travailleurs, certains se réjouissaient s'ils constataient le grandissement de la « paupérisation »,
l'accroissement de la misère, de l'arbitraire patronal, de l'oppression
gouvernementale, etc. à entendre
ces pauvres raisonneurs, de l'excès de mal
devait jaillir la Révolution ! Donc, toute recrudescence de misères, de
calamités, etc., leur semblait un bien,
rapprochait de l'heure fatidique.
Erreur
folle ! Absurdité ! L'abondance des maux – quelle que
soit leur espèce – n'a d'autre résultat que de déprimer ceux qui en pâtissent. Il est d'ailleurs
facile de s'en rendre compte. Au lieu de se payer de phrases, il suffit de regarder
et d'observer autour de soi.
Quelles sont les corporations où l'activité syndicale est la plus accentuée ? Ce sont celles où la durée du travail n'étant pas exagérée, les camarades peuvent, leur besogne finie, vivre une vie de relation, aller aux réunions, s'occuper des affaires communes ; ce sont celles où le salaire n'est pas réduit à une modicité telle que tout prélèvement pour une cotisation, un abonnement à un journal, l'achat d'un livre équivaut à la suppression d'une miche sur la table. Au contraire, dans les métiers où la durée et l'intensité du travail sont excessives, quand l'ouvrier sort du bagne patronal, il est « tué » physiquement et cérébralement ; alors, il n'a que le désir – avant de rentrer chez lui, pour manger et dormir – d'avaler quelques gorgées d'alcool afin de se secouer, se remonter, se donner un coup de fouet. Il ne songe pas à aller au syndicat, à fréquenter les réunions – il n'y peut pas songer – tant son corps est moulu de fatigue, tant son cerveau déprimé, est inapte à fonctionner.
De même, de quel effort est capable le malheureux dégringolé dans la misère endémique, le loqueteux que le manque de travail et les privations ont élimé ? Peut-être, dans un soubresaut de rage, esquissera-t-il un geste de révolte... mais ce sera un geste sans récidive ! La misère l'a vidé de toute volonté, de tout esprit de révolte.
Ces constatations – qu'il est loisible à chacun de vérifier et de multiplier – sont l'infirmation de cette étrange théorie que l'excès de misère et d'oppression est un ferment de révolution. Le contraire est seul exact, seul vrai ! L'être faible, dont le sort est précaire, qui a une vie restreinte, qui est matériellement et moralement esclave, n'osera regimber sous l'exploitation ; par crainte du pire, il se recroquevillera, ne tentera aucun mouvement, aucun effort et croupira dans sa situation douloureuse. Il en va autrement de celui qui par la lutte s'est fait homme, qui, ayant une vie moins étroite, a l'esprit plus ouvert, et qui, ayant regardé son exploiteur en face, se sait son égal.
C'est pourquoi les améliorations
partielles n'ont pas pour résultat d'endormir
les travailleurs ; au contraire, elles
sont pour eux un réconfort et un
excitant à réclamer et exiger davantage.
Le mieux-être, qui est toujours une conséquence de la manifestation de la force prolétarienne – soit que
les intéressés l'arrachent de haute lutte, soit que la bourgeoisie juge prudent et habile, pour atténuer les chocs qu'elle prévoit ou redoute, de faire des
concessions – a pour résultat d'élever la dignité et la conscience de la classe ouvrière, et aussi – et surtout ! – d'accroître et d'accentuer sa combativité. En
émergeant de la misère – physiologique
et intellectuelle – la classe ouvrière s'affine ; elle acquiert une sensibilité plus grande, ressent davantage l'exploitation qu'elle subit et
a d'autant plus la volonté de s'en
libérer ; elle acquiert aussi une vision plus nette de l'opposition irréductible
qu'il y a entre ses intérêts et ceux
de la classe capitaliste.
Mais, pour si importantes qu'on les
suppose, les améliorations de détail ne peuvent suppléer à la révolution, en faire l'économie : l'expropriation capitaliste reste nécessaire, pour que soit réalisable la libération
complète.
En
effet, à supposer qu'on parvienne à comprimer fortement les bénéfices du capital, à annihiler en
partie le rôle néfaste de l'État, il
est improbable que cette compression
puisse atteindre à zéro. Les rapports n'auraient pas changé pour cela : il y aurait encore, d'un côté, des salariés,
des gouvernés ; de l'autre, des
patrons, des dirigeants.
Il est évident que les conquêtes partielles (pour si importantes qu'on les suppose et quand bien même elles rogneraient fort les privilèges) n'ont pas pour conséquence de modifier les rapports économiques, qui sont ceux de patron à ouvrier, de dirigeant à dirigé. Donc, persiste la subordination du travailleur à l'égard du capital et à l'égard de l'État. Donc, il s'ensuit que le problème social reste entier et que la « barricade » qui sépare les producteurs des parasites vivant d'eux n'est pas déplacée, encore moins aplanie.
Pour
si courte que puisse devenir la durée du travail, pour si haute que soit la paye, pour si
« confortable » que soit l'usine
au point de vue hygiène, etc., tant que subsisteront les rapports de salariant à salarié, de gouvernant à gouverné, il y aura deux classes. Donc,
fatalement, choc entre ces deux classes, lutte de l'une contre l'autre. Et ce combat gagnera en acuité et en
étendue au fur et à mesure que la
classe exploitée et opprimée, grandissant
en force et en conscience, aura une notion plus exacte de sa valeur sociale : par conséquent, au fur et à mesure qu'elle s'élèvera, qu'elle s'éduquera,
qu'elle s'améliorera, c'est avec
toujours davantage d'énergie
qu'elle sapera les privilèges de la classe antagoniste et parasitaire.
Et ce, jusqu'au déclenchement général ! Jusqu'au jour où la classe ouvrière, après avoir préparé en son sein la rupture finale, après s'être aguerrie par de continuelles et de plus en plus fréquentes escarmouches contre son ennemi de classe, sera assez puissante pour donner l'assaut décisif... Et ce sera l'Action Directe portée à son maximum : la Grève Générale !
Ainsi, en résumé, l'examen précis des
phénomènes sociaux nous permet de nous inscrire en faux contre la théorie fataliste qui proclame l'inutilité de
l'effort et contre la tendance à supposer que le mieux puisse sortir d'un excès de mal. Au contraire, d'une vision nette
de ces phénomènes se dégage la notion d'un processus d'action grandissante :
nous constatons que les reculades de la bourgeoisie, les conquêtes
parcellaires réalisées sur elle accentuent l'esprit de révolte ; et nous
constatons aussi que, de même que la vie engendre la vie, l'action engendre
l'action.
FORCE ET VIOLENCE
L'Action Directe, manifestation de la force et de la volonté ouvrière, se matérialise, suivant les circonstances et le milieu, par des actes qui peuvent être très anodins, comme aussi ils peuvent être très violents. C'est une question de nécessité, simplement.
Il n'y a donc pas de forme spécifique à l'Action Directe. Certains, très superficiellement informés, l'expliquent par un abattage copieux de carreaux. Se satisfaire d'une semblable définition – réjouissante pour des vitriers – serait considérer cet épanouissement de la force prolétarienne sous un angle vraiment étroit ; ce serait ramener l'Action Directe à un geste plus ou moins impulsif, et ce serait négliger d'elle ce qui fait sa haute valeur, ce serait oublier qu'elle est l'expression symbolique de la révolte ouvrière.
L'Action Directe, c'est la force ouvrière en travail créateur : c'est la force accouchant du droit nouveau, faisant le droit social !
La force est l'origine de tout mouvement, de toute action et, nécessairement, elle en est le couronnement. La vie est l'épanouissement de la force, et hors de la force, il n'y a que néant. Hors d'elle, rien ne se manifeste, rien ne se matérialise.
Pour mieux nous leurrer et nous
tenir sous leur joug, nos ennemis de classe
nous ont seriné que la Justice immanente
n'a que faire de la force. Billevesées d'exploiteurs du peuple ! Sans la force, la justice n'est que duperie et
mensonges. De cela, le douloureux martyrologe des peuples au cours
des siècles en est le témoignage : bien
que leurs causes fussent justes, la
force, au service des puissances
religieuses et des maîtres séculiers, a écrasé, broyé les peuples ; et cela, au nom d'une prétendue justice qui n'était
qu'une injustice monstrueuse. Et ce martyrologe
continue !
Les
masses ouvrières sont toujours exploitées et opprimées par
une minorité parasitaire qui, si
elle ne disposait que de ses forces propres, ne pourrait maintenir sa domination
un jour, une heure ! Cette minorité puise sa puissance dans le consentement inconscient de ses victimes : ce sont celles-ci – source de toute force – qui en se sacrifiant
pour la classe qui vit d'elles, créent et perpétuent le capital, soutiennent l'État.
Or, pas plus aujourd'hui qu'hier,
il ne peut suffire, pour abattre cette
minorité, de disséquer les mensonges sociaux qui lui servent de principes, de dévoiler son iniquité, d'étaler ses crimes. Contre la Force brutale,
l'idée réduite à ses seuls moyens de persuasion est vaincue d'avance.
C'est que l'idée, la Pensée, tant
belle soit-elle, n'est que bulle de savon si elle me s'étaye pas sur la Force,
si elle n'est pas fécondée par elle.
Donc, pour que cesse
l'inconscient sacrifice des majorités à une
minorité jouisseuse et scélérate, que faut-il ?
Qu'il se constitue une force
capable de contrebalancer celle que la classe possédante et dirigeante tire de la veulerie et de l'ignorance populaires. Cette
force, il appartient aux travailleurs
conscients de la matérialiser : le problème consiste, pour ceux qui ont
la volonté de se soustraire au joug que les
majorités se créent, à réagir contre
tant de passivité et à se rechercher, s'entendre, se mettre d'accord.
Cette
nécessaire besogne de cohésion révolutionnaire se réalise au sein de l'organisation syndicale : là se constitue
et se développe une minorité grandissante qui vise à acquérir assez de
puissance pour contrebalancer d'abord,
et annihiler ensuite, les forces d'exploitation et d'oppression.
Cette
puissance, toute de propagande
et d'action,
oeuvre d'abord pour éclairer les malheureux qui, en se faisant les défenseurs de la classe bourgeoise,
continuent l'écœurante épopée des
esclaves, armés par leurs maîtres
pour combattre les révoltés libérateurs. Sur cette besogne préparatoire, on ne saurait concentrer trop d'efforts. Il faut, en
effet, bien se pénétrer de la puissance de
compression que constitue le militarisme. Contre le peuple, sans armes, se dressent en permanence ses propres fils supérieurement armés. Or, les preuves
historiques abondent montrant que tous
les soulèvements populaires qui n'ont pas bénéficié soit de la
neutralité, soit de l'appui du peuple en capote qu'est l'armée, ont échoué.
C'est donc à paralyser cette force inconsciente, prêtée aux dirigeants par une partie de la classe ouvrière, qu'il faut tendre continuellement.
Ce
résultat obtenu, il restera encore à briser la force propre à la minorité
parasitaire – qu'on aurait grand tort de tenir pour négligeable.
Telle
est, dans ses grandes lignes, la besogne qui incombe aux travailleurs conscients.
La Violence
inéluctable
Quant à prévoir dans quelles conditions et à quel moment s'effectuera le choc décisif entre les forces du passé et celles de l'avenir, c'est du domaine de l'hypothèse. Ce qu'on peut certifier, c'est que des tiraillements, des heurts, des contacts plus ou moins brusques l'auront précédé et préparé. Et ce qu'on peut affirmer aussi, c'est que les forces du passé ne se résoudront pas à abdiquer et se soumettre. Or, c'est justement cette résistance aveugle au progrès inéluctable qui a, trop souvent dans le passé, marqué de brutalités et de violences la réalisation des progrès sociaux.
Et on ne saurait trop le souligner : la responsabilité de ces violences n'incombe pas aux hommes d'avenir. Pour que le peuple se décide à la révolte catégorique, il faut que la nécessité l'y accule ; il ne s'y résout que lorsque toute une série d'expériences lui ont prouvé l'impossibilité d'évoluer par les voies pacifiques et – même en ces circonstances – sa violence n'est que la réplique, bénigne et humaine, aux violences excessives et barbares de ses maîtres.
Si le peuple avait des instincts
violents, il ne subirait pas vingt-quatre
heures de plus la vie de misères, de privations,
de dur labeur – panachée de
scélératesses et de crimes – qui est l'existence à laquelle
l'oblige la minorité parasitaire et
exploiteuse. Point n'est besoin, à ce
propos, de recourir à des explications philosophiques, de démontrer que les hommes naissent « ni bons, ni
mauvais » et qu'ils deviennent l'un
ou l'autre suivant le milieu et les
circonstances. La question se résout par l'observation quotidienne : il est
indubitable que le peuple, sentimental et d'humeur douce, n'a rien de
la violence endémique qui
caractérise les classes dirigeantes et qui est
le ciment de leur domination – la
légalité n'étant que la couche légère d'un badigeonnage d'hypocrisie destiné
à masquer cette foncière violence.
Le
peuple, déprimé par l'éducation qu'on lui inculque, saturé de
préjugés, est obligé
de faire un considérable effort pour s'élever à la conscience. Or, même quand il
y est parvenu, loin de se laisser emporter par une légitime
colère, il obéit au
principe du moindre effort ; il cherche et suit la voie
qui lui paraît la plus courte
et la moins hérissée de difficultés. Il en est de lui comme des eaux qui, suivant la pente, vont à l'océan,
ici paisibles, là grondantes, selon
qu'elles rencontrent peu ou prou d'obstacles. Certes, il va à la Révolution,
malgré les entraves que les
privilégiés accumulent sur sa route ; mais
il y va avec des soubresauts et des hésitations qui sont la conséquence de son humeur paisible et de
son désir d'éviter les solutions extrêmes. Aussi, lorsque la force populaire,
brisant les obstacles qui s'opposent à elle,
passe en ouragan révolutionnaire sur
les vieilles sociétés, c'est qu'on ne
lui a pas laissé d'autre moyen d'expansion. Il est, en effet, incontestable que
si cette force eut pu s'épanouir sans
encombre, en vertu du principe du moindre effort, elle ne se fut pas
extériorisée en actions violentes et se
fut manifestée pacifiquement, majestueuse et calme. Le fleuve qui, dans une
lenteur olympienne et irrésistible,
roule paisiblement vers la mer n'est-il
pas formé des mêmes molécules liquides qui, coulant en torrents au travers des vallées encaissées, emportaient furieusement les obstacles qui
s'opposaient à leur cours ? Ainsi en
est-il de la force populaire.
Mais, de ce que le peuple ne
recourt pas à la force par plaisir, il
serait dangereux d'espérer suppléer à ce recours en usant de palliatifs d'essence parlementaire et démocratique. Il n'y a donc pas de mécanisme de
votation – ni le référendum, ni tout autre procédé qui prétendrait dégager la dominante des desiderata
populaires – grâce auquel on puisse escompter faire l'économie de mouvements révolutionnaires. Se bercer de semblables illusions, ce serait retomber dans les douloureuses expériences du
passé, alors que les vertus miraculeuses attribuées au suffrage universel concentraient l'espoir général. Certes, il est plus commode de croire à la
toute-puissance du suffrage universel,
ou même du référendum,
que de voir la
réalité des choses : cela dispense d'agir – mais, par
contre, cela ne rapproche pas de la libération économique.
En dernière analyse, il faut toujours en revenir à l'aboutissant inéluctable : le recours à la force !
Cependant,
de ce qu'un quelconque procédé de votation, de référendum, etc., est inapte à
révéler l'étendue et l'intensité de la conscience révolutionnaire, de même qu'à suppléer au recours à la force, il n'en faut
pas conclure contre leur valeur
relative. Le référendum, par exemple,
peut avoir son utilité. En certaines circonstances, rien de mieux que d'y recourir. Par lui, il est
commode - pour des cas posés avec
précision et netteté – de dégager l'orientation de la pensée ouvrière.
D'ailleurs, les organisations
syndicales savent en user quand besoin est (aussi bien celles qui, ne s'étant pas encore dégagées complètement de l'emprise capitaliste, se
réclament de l'interventionnisme étatiste, que celles qui sont nettement révolutionnaires). Et ce, depuis longtemps !
Ni les unes, ni les autres n'ont attendu pour cela qu'on prétende l'ériger en système et qu'on cherche à
faire de lui un dérivatif à l'Action Directe.
Il
est donc absurde d'arguer que le référendum s'oppose à la méthode révolutionnaire – de même le serait-il de prétendre qu'il est
son complément inéluctable. Il est un mécanisme
du calcul des quantités, insuffisant pour la mesure des qualités. C'est pourquoi il serait imprudent d'escompter qu'il puisse être un levier capable
d'ébranler les bases de la société capitaliste. Sa pratique – même si
elle s'accentue – ne suppléera pas aux
initiatives nécessaires et à la vigueur indispensable lorsque sonneront les heures psychologiques.
Il
est enfantin de parler de référendum quand il s'agit d'action révolutionnaire – telle la prise de la Bastille...
Si
au 14 juillet 1789 les Gardes françaises n'étaient pas passées au
peuple, si une minorité consciente n'eut pas donné l'assaut à la forteresse, si
on eut voulu, au préalable, préjuger du sort
de l'odieuse prison par un référendum,
il est probable qu'elle boucherait
encore l'entrée du faubourg
Saint-Antoine.
L'hypothèse émise à propos de la
prise de la Bastille peut s'appliquer à tous
les événements révolutionnaires : qu'on
les soumette à l'épreuve d'un référendum hypothétique et on déduira des conclusions semblables.
Non
! Il n'y a pas de panacée suffragiste ou référendiste qui puisse suppléer au recours à la force
révolutionnaire. Mais il faut nettement préciser la question : ce recours à la force n'implique pas
l'inconscience de la
masse. Au contraire
! Et il est d'autant
plus efficace que celte-ci est
douée d'une conscience plus éclairée.
Pour que
la révolution économique que la société capitaliste
porte dans ses flancs
éclose enfin et aboutisse à des réalisations
; pour que des mouvements de recul
et de féroce réaction soient
impossibles, il faut que ceux qui
besognent à la grande œuvre sachent ce
qu'ils veulent et comment ils le
veulent. Il faut qu'ils soient des êtres conscients et non des impulsés
! Or, la force numérique, ne nous y méprenons pas, n'est vraiment
efficace – au point de vue
révolutionnaire – que si elle
est fécondée par l'initiative des
individus, leur spontanéité. Par
elle-même, elle n'est rien d'autre qu'un amoncellement d'hommes sans volonté, qu'on pourrait
comparer à un amas de matière inerte
subissant les impulsions qui lui sont transmises du dehors.
Ainsi, il s'avère que
l'Action Directe, tout en proclamant inéluctable l'emploi de la force, prépare
la ruine des régimes de force et de violence, pour y
substituer une société de conscience et de concorde. Et cela
parce qu'elle est la vulgarisation, dans la vieille société d'autoritarisme
et d'exploitation, des
notions créatrices qui
libèrent l'être humain : développement
de l'individu, culture de la volonté,
entraînement à l'action.
Aussi est-on amené à
conclure que l'Action Directe, outre sa valeur de fécondation
sociale, porte en soi une valeur de fécondation morale,
car elle affine et élève ceux qu'elle imprègne, les
dégage de la gangue de passivité et les excite à s'irradier en force
et en beauté.
émiIe POUGET
Émile Pouget est l'un des
militants les plus représentatifs du mouvement ouvrier
français. Son influence fut primordiale, avec celle de
Pelloutier, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.
Né en 1860 à
Salles-de-Source, dans d'Aveyron, il grandit dans un milieu familial
d'idées avancées où il était question de socialisme de
phalanstères. En 1871, le procès des communards de Narbonne eut
un retentissement dans les villages de la
région. Après les débuts au lycée de Rodez, il doit gagner sa
vie en 1875 et vint à Paris où il fut employé dans un grand magasin ; il fréquentait les réunions publiques, le milieu des disciples de
Bakounine appelé le « demi-quarteron », qui se réunissait chez le père Rousseau, rue
Saint-Martin, contribua à la reconstitution des premiers
groupements de travailleurs et à la fondation en 1879 d'un
syndicat des employés, le sien. Il était de toutes les
manifestations et en 1883, à l'occasion d'un meeting
convoquant les sans-travail à l'esplanade des Invalides, des
boulangeries furent pillées sur le parcours et il fut arrêté,
place Maubert, en essayant de délivrer Louise Michel. Condamné en Cour
d'assises à huit ans de réclusion (libéré par une amnistie au bout de trois), il rentra dans la vie active comme
représentant en librairie et reprit
la propagande révolutionnaire. En ce sens,
il se consacra surtout au journalisme dans la première partie de sa vie militante.
Son don de journaliste avait percé dès le lycée où il confectionnait une feuille, Le Lycéen Républicain, ce qui lui valut retenues et pensums. En 1889 il édite avec Constant Martin le Ça ira où il commençait à écrire dans la langue parlée, cette langue comprise dans toute la France et qui plaisait aux travailleurs ; il continue par de nombreuses affiches, puis il entreprit Le Père Peinard, reflets d'un gniaff. Au moment de l'élection de Boulanger, dans le style immortel de la langue populaire et illustré par de grands artistes, Le Père Peinard parut d'abord sous forme de petits cahiers in-octavo, puis revue de huit pages, enfin journal. Sans cesse poursuivi, il se transformait pour échapper à la police.
En 1894, Pouget fut impliqué dans le procès des Trente ; il se réfugia à Londres d'où il envoyait en France son Père Peinard, minuscule revue imprimée sous format de lettre ; ceci jusqu'en 1895, car à l'élection de Félix Faure à la présidence de la République, il rentra en France, fut jugé et acquitté.
Dès son acquittement, La Sociale suivit Le Père Peinard, puis s'appela de nouveau Le Père Peinard d'octobre 1896 à 1900. Toujours aussi poursuivi, aussi aimé, Le Père Peinard pénétrait jusque dans les villages les plus reculés où il éveillait l'activité sociale. Antiparlementaire, antimilitariste, anticlérical, il s'attaquait non aux personnes mais aux institutions et aux injustices, au capital surtout, mais aussi à toutes les duperies, y compris celle des partis ouvriers à l'égard du peuple, surtout le guédisme à l'époque ; sa verve et son audace étonnent aujourd'hui. Sa propagande était très large : Pouget voulait réveiller le peuple pour l'action sociale révolutionnaire et se solidarisait dans ce sens avec toutes les formes d'activités sociales, individuelles ou collectives, conscientes ou non ; il pensait que des forces d'ensemble puissantes pouvaient sortir de la diversité populaire, non d'un dressage en milieu clos.
Anarchiste de tempérament, il avait vu aussi dans l'action syndicale un moyen d'inciter les classes populaires à la révolution et il s'y consacra principalement à partir de 1894, sans doute à la suite de nombreuses conversations avec Pelloutier.
La fin du XXe siècle
est l'époque de l'essor du syndicalisme ; Pouget comme Pelloutier consacrèrent désormais
leur vie à grouper les travailleurs en vue de l'action. Le Père Peinard
préconisait dès 1889 la grève générale et l'action directe ; il préconisa aussi
en 1894 l'entrée des anarchistes dans les syndicats : « S'il y a un
groupement où les anarchistes doivent se fourrer, c'est évidemment la Chambre
syndicale »... Puis encore : « La Syndicale a pour but de faire la
guerre aux patrons et non de s'occuper de politique. » Pouget avait employé
dans Le Père Peinard le mot de sabotage en 1895 ; il en donna
l'explication dans un rapport présenté au Congrès de Toulouse en 1897, « Le
boycottage et le sabotage, nouvelle forme de lutte », qui fut adopté ; il
développa ses idées dans La Sociale et Le Journal du Peuple.
Son
espoir était celui d'un
quotidien pour toutes les tendances révolutionnaires ; il participa
au Journal du Peuple de
Sébastien Faure en
pleine affaire Dreyfus ; la fin de cette feuille comme quotidien l'entraîna à fonder un
hebdomadaire. Le Congrès des syndicats de Toulouse, en 1900, décidait la création d'un organe syndicaliste, La Voix du Peuple, dont Pouget fut le secrétaire de rédaction
à partir du 1er décembre 1900 en tant que secrétaire adjoint de la CGT. Ses campagnes principales
ont été la lutte contre les bureaux
de placement, la revendication du repos hebdomadaire, de la journée de huit heures, le 1er Mai, la propagande antimilitariste.
Pendant
cette période du syndicalisme révolutionnaire, opposé au réformisme, Pouget a eu dans la CGT jusqu'en 1908, surtout après la mort de Pelloutier et au
côté de Griffuelhes, un rôle
prépondérant par son travail effectif, ses interventions, rapports, articles
multiples, brochures, rôle silencieux (il n'était pas orateur) ; il se distingue par sa lucidité, la largeur de
ses vues ; il ne cesse d'insister sur le
caractère de l'action et de d'organisation syndicale et écrit dans La Voix
du Peuple : « L'amélioration
arrachée aux privilèges est proportionnelle à la conscience des travailleurs, à leur degré de cohésion, à leur
vigueur. »... « Ne nous leurrons
pas. La révolution sociale ne
s'accomplira pas sans que soit nécessaire un formidable effort. » Le
syndicalisme révolutionnaire devait, selon
lui, amplifier l'œuvre de la Première Internationale « par une ascension
vers une volonté toujours plus consciente ». Son rôle fut de grouper les
forces populaires sur un terrain de bataille, d'éveiller leur volonté et leur
conscience, de leur rappeler le but essentiel, lointain, sans se laisser absorber par les préoccupations
immédiates. Il considérait que le syndicalisme et l'émancipation sociale doivent avoir pour résultat la
libération de l'individu.
Après
avoir collaboré à de nombreux journaux, il tenta de nouveau un quotidien avec Griffuelhes et Monatte, La Révolution, qui dut cesser sa publication au bout de deux mois (mars 1909). Déjà avaient eu lieu, en 1908.. l'affaire de Draveil-Villeneuve-Saint-Georges,
puis le Congrès de Marseille, enfin, le 2 février 1909, la démission de Griffuelhes du secrétariat de la CGT vers le
réformisme. Pouget, fatigué, mais
surtout sans doute à cause de ce
tournant, cessa de militer et se remit au travail pour gagner sa vie, jusqu'à sa mort, en 1931, à 71
ans.
Renée LAMBERET
1. Sur le dire
d'observateurs superficiels, bien des personnes
acceptent sans contrôle et répètent de même que « la vie est chère » aux
pays cités ci-dessus. Ce qui est exact, c'est que les objets de luxe y sont
très coûteux ;
la vie de « relations » y est très onéreuse ;
par contre, tout ce qui est de première nécessité
y est à bon
compte. D'ailleurs, ne sait-on pas que, des États-Unis,
par exemple, nous arrivent du blé, des fruits, des conserves,
des produits manufacturés, etc., qui (malgré la majoration que leur
fait subir le coût du transport et aussi malgré les droits de douane) viennent
concurrencer, sur notre marché, les
produits similaires ? il est donc bien évident que ces produits ne se
vendent pas, aux États-Unis, à des
prix supérieurs... Bien d'autres
faits probants seraient à évoquer. Le cadre d'une brochure ne le permet pas.