Les élections professionnelles contre le syndicalisme

 

 

 

 

Introduction

La CNT-AIT a depuis longtemps une position claire vis-à-vis des « institutions représentatives du personnel ». La tentation est grande de la négliger ou de la présenter comme le fruit d’un certain dogmatisme voire d’une incapacité à saisir les réalités sociales du moment. Cette position est au contraire la seule compatible avec deux des caractères essentiels de notre organisation syndicale, à savoir son caractère révolutionnaire d’une part, son caractère réellement syndicaliste d’autre part.

Pour certains, ce débat sur les institutions représentatives du personnel a un goût de déjà vu ; mais pour la plupart des travailleurs qui s’intéressent à nous, il reste encore largement méconnu. Afin que les enjeux en soient bien compris, que les raisons et l’essence de notre position à l’égard des institutions représentatives du personnel ne soient pas édulcorées, il convient de rappeler le pourquoi et le comment de notre refus de la participation, en prenant comme exemple principal les délégués du personnel et les comités d’entreprise du secteur privé.

Si l’ensemble des militants anarcho-syndicalistes condamne les institutions représentatives du personnel dans leur principe (structures de collaboration de classe et d’institutionnalisation du mouvement ouvrier dotées de compétences dérisoires), certains compagnons qui militent dans d’autres organisations tout en se réclamant de l’anarcho-syndicalisme ou du syndicalisme révolutionnaire estiment que la participation s’impose pour des raisons techniques. Ouvertement ou non, ils nous reprochent notre « dogmatisme », notre « manque de réalisme ». C’est pourquoi nous ferons porter l’essentiel de la réflexion sur les questions stratégiques et pratiques essentielles, en évitant autant que possible les questions de principe.

 

 

 

La participation renforce

notre implantation syndicale.

 

 

 

Voilà l’argument principal - ou du moins le plus « réaliste » - des partisans de la participation : sans elle, il devient, disent-ils, beaucoup plus difficile - voire impossible - de s’implanter et d’agir sur le lieu de travail. Plusieurs raisons sont invoquées : la protection des militants (couverts par leur mandat) et une liberté d’action accrue, une crédibilité renforcée, la création d’une dynamique syndicale autour du scrutin, etc.

Qu’en est-il dans la réalité ?

 

La participation renforce-t-elle la protection de nos militants et notre liberté d’action ?

Il ressort des statistiques officielles que le nombre total de représentants du personnel licenciés suit une courbe ascendante qui progresse globalement de 5 % à 10 % par an. Par ailleurs, de plus en plus de licenciements sont effectués pour des motifs autres qu’économiques. Enfin, l’inspection du travail autorise de plus en plus ce type de « dégraissage ».

Ainsi, en 1993, il a été autorisé 14 326 licenciements de ce type pour 17 740 demandés, soit 81 % (source : Ministère du travail).

En 1997, le nombre de demandes de licenciement de représentants du personnel présentées aux inspecteurs du travail par les employeurs a augmenté de 13 %. Cette augmentation a été sensiblement plus forte qu’en 1996 (4 %) (source : Premières informations 99 04 n° 17.1 MES DARES).

Cela nous donne une idée des chances qu’a un élu CNT-AIT auprès de l’inspection du travail, au cas où son employeur déciderait de s’en débarrasser ! En bref, que démontre ce qui précède ? Que la protection des militants syndicaux dépend moins de la loi et de leurs mandats électifs que du rapport de force réel sur le lieu de travail.

L’augmentation du nombre des représentants du personnel licenciés, la plus grande tolérance des pouvoirs publics envers le patronat reflètent simplement l’affaiblissement du mouvement syndical au cours de ces dernières années.

Ce qui vaut pour la protection vaut aussi pour la liberté d’expression et d’action. Mais pour s’en tenir à l’aspect juridique, rappelons simplement que l’un comme l’autre peuvent s’obtenir sans participation : à travers la section syndicale et les représentants syndicaux. Certes, le problème de la représentativité se pose. Mais il existe aussi dans les élections professionnelles (présence au premier tour, etc.) ; de plus, ce n’est pas par leur biais qu’il est le plus aisément contournable. Tout d’abord, rappelons que la représentativité de la section n’est pas forcément contestée, auquel cas nous n’avons pas à en faire la preuve. Cette situation est sans doute pour nous la plus confortable, mais elle ne dépend pas que de nous. Cela vaut la peine de se demander comment il est possible d’éviter une contestation de la part de l’employeur ou d’autres organisations syndicales. En effet, en cas de contestation de notre représentativité syndicale, l’expérience prouve que même des preuves flagrantes de cette représentativité (y compris de bons scores électoraux) ne sont pas pris en compte. A contrario, lorsque le score électoral est mauvais ou médiocre, alors la participation n’a servi qu’à tendre le bâton pour se faire battre.

Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : seule une force syndicale réelle (en deux mots : l’action directe) nous permet de défendre efficacement nos militants et de renforcer notre présence sur le lieu de travail. Une section syndicale réellement implantée, intelligemment et patiemment construite, a plus de présence et de liberté d’action - sans même jouir de tous ses droits syndicaux - qu’une section fragile, à l’existence artificielle et précipitée, même si cette dernière obtient de bons résultats électoraux.

De même, il est illusoire de croire que la participation constitue un « raccourci » dans la constitruction syndicale. Les organisations syndicales représentatives disposent certes d’une multitude de sections qui ne vivent que par et grâce aux élections professionnelles. Mais, outre qu’il est douteux qu’une telle situation ne comporte que des avantages, elle s’explique par des éléments spécifiques à ces organisations : représentativité « automatique », diffusion du sigle par les médias, rapport organisation syndicale/électorat déjà enraciné dans le monde du travail, etc.

En ce qui concerne la CNT-AIT, l’obtention d’un résultat honorable demanderait autant d’efforts et d’énergie que la constitution d’une section syndicale digne de ce nom, et ce, pour une raison bien simple : sur le lieu de travail, le cénétiste doit avant tout compter sur lui-même et sur ses collègues pour assurer le succès de son activité syndicale. Dès lors, la question qui se pose n’est plus : « Comment faire un joli score ? », mais : « Comment implanter l’organisation syndicale, à quel moment passer d’une approche présyndicale à une activité syndicale ouverte ? » Il s’agit bien là d’une question stratégique essentielle, et non d’un comportement tactique sans conséquence.

 

La participation renforce-t-elle notre crédibilité et permet-elle de déclencher des dynamiques de lutte ?

Certains militants anarcho-syndicalistes ont considéré qu’en participant aux élections représentatives du personnel, ils renforcent leur crédibilité, font plus largement connaître leurs idées, leurs pratiques et leur organisation et, éventuellement, favorisent l’émergence de dynamiques de lutte.

Or le lien entre la participation aux élections professionnelles et la « représentativité » des organisations syndicales existe bien, mais il n’est pas ce que l’on croit spontanément. Tout d’abord, si nous réfléchissons à ce que le terme de « représentativité » signifie dans la réalité, nous remarquons que ce lien souvent établi relève plus du pléonasme que de la finesse d’interprétation : le caractère « représentatif » des plus grandes organisations syndicales n’a en aucun cas été conquis de haute lutte , mais octroyé par l’Etat à la Libération. Les privilèges et la ségrégation qu’il établit sont des éléments constitutifs, le prix payé par le patronat et l’Etat pour l’institutionnalisation du mouvement syndical. Dès lors, le fait que les organisations « représentatives » soient celles qui participent aux multiples structures de concertation et de dialogue prouve uniquement que la politique adoptée par le pouvoir en 1945 s’est révélée payante.

Mais il y a, dirons-nous, une représentativité plus réelle et plus importante : l’implantation d’une organisation syndicale, l’écho que rencontrent ses propositions et ses appels, la puissance des mouvements qu’elle anime, etc. Certes, mais cette représentativité est-elle liée aux élections professionnelles et dans quelle mesure ? En ce qui concerne les organisations syndicales représentatives, le lien est clair. Les élections professionnelles sont, pour elles, un enjeu de toute première importance ; il n’y a qu’à voir les batailles électorales auxquelles elles se livrent, pour s’en convaincre. Mais ce constat, loin de nous inciter à lier de même notre développement aux élections professionnelles et à la participation, devrait nous en détourner définitivement.

En effet, l’existence d’un tel lien très étroit entre la crédibilité d’une organisation syndicale et ses résultats électoraux n’est le fait ni du hasard, ni d’une loi de l’histoire. Simplement, quarante années de relations sociales et de vie syndicale centrées sur les élections professionnelles et les institutions représentatives du personnel ont créé et « fossilisé » des comportements et des modes de pensée, tant chez les militants (y compris oppositionnels...) qu’au sein de l’électorat de ces organisations. Au point que la relation organisations syndicales/institutions représentatives du personnel s’est renversée : à l’origine, la participation aux institutions représentatives était perçue comme un moyen au service d’une organisation syndicale dont la finalité et la force se situaient ailleurs, sur le terrain des luttes. Désormais, et de plus en plus, c’est l’élection elle-même qui devient une finalité pour des organisations syndicales qui vivent au rythme des consultations et se nourrissent (ou dépérissent) de leurs résultats électoraux.

Or cette dépendance envers les institutions représentatives du personnel est particulièrement dramatique dans le contexte actuel. En effet, la participation aux institutions représentatives du personnel ne renforce la crédibilité et la combativité d’une organisation syndicale que dans la mesure où ces institutions apparaissent aux yeux des travailleurs comme légitimes et efficaces d’une part, conflictuelles d’autre part. C’est de moins en moins le cas. En effet, nous assistons depuis plusieurs années à une crise de légitimité de ces structures qui se répercute en partie dans la vie actuelle du mouvement syndical.

On constate une baisse de la participation qui s’explique (en partie) par le fossé qui sépare de plus en plus les élus de leur base : la preuve en est que cette baisse est plus sensible dans les grandes entreprises que dans les petites. De même, une étude plus détaillée montrerait que cette abstention est plus forte au sein des catégories qui constitueront le salariat de demain (jeunes travailleurs pour les comités d’entreprise et les délégués du personnel, travailleurs précaires et chômeurs dans les scrutins nationaux, etc.).

Un autre phénomène important, quoique plus difficile à interpréter, est la montée en puissance des élus non-syndiqués ou « autonomes ». Leur progression dans les élections aux CE est régulière. Cette progression s’explique en partie par le nombre croissant des élus dans les PME où les syndicats représentatifs bénéficient d’une implantation moindre.

Cette tendance traduit deux phénomènes parallèles dont les influences respectives sont difficiles à quantifier : la crise générale de crédibilité des organisations syndicales représentatives d’une part, le développement  des « corporatismes d’entreprise » d’autre part. Ces « corporatismes d’entreprise » provoquent un rejet des organisations nationales jugées trop engagées politiquement ou trop éloignées des préoccupations des travailleurs, mais aussi une perception différente du CE. Celui-ci n’est plus un lieu d’affrontement entre la logique patronale et la logique ouvrière - donc syndicale -, mais un lieu de dialogue entre l’employeur et son personnel.

Les évolutions et la crise de légitimité que connaissent les institutions représentatives du personnel n’empêchent pas les organisations syndicales d’y rester farouchement attachées. C’est qu’elles n’ont pas le choix : en cinquante ans, elles ont fixé dans leur base militante des comportements, des logiques qui, bien que menacés, n’en restent pas moins indispensables à leur survie immédiate. La participation est donc, pour elles, moins le fruit d’un dynamisme toujours renouvelé que d’une force d’inertie tragique. Qu’importe ! Qu’elles en crèvent ! Libres de tout poids mort, nous refusons de nous enfermer dans le même piège par manque d’imagination ou d’audace !

Ces considérations générales sont-elles valables en ce qui concerne l’entreprise, le lieu de travail pris isolément ? Cela dépend bien sûr d’une multitude de facteurs, en particulier de la taille et du mode de fonctionnement de l’entreprise en question. De toute évidence, le rôle et la perception des institutions représentatives diffèrent considérablement selon qu’il s’agit d’une PME, d’une grande entreprise ou encore de la fonction publique. Mais à ceux qui seraient tentés de faire de ce combat un argument en faveur de la participation, on rappellera ceci : si l’entreprise ou l’établissement reste un cadre assez restreint pour que l’institution représentative qui lui correspond ne soit pas trop éloignée des travailleurs, alors, dans bien des cas, ce cadre est également assez étroit pour que la section syndicale puisse s’y faire entendre directement. Encore une fois, le meilleur moyen de se faire connaître, de renforcer sa crédibilité et d’imposer le respect, c’est d’agir. Et puis, qui a dit qu’il fallait se tenir à l’écart de la campagne électorale ? Quant à nous, nous restons convaincus qu’un appel au boycott intelligemment expliqué suscite plus de sympathies et de réflexions qu’une candidature.

Enfin, nous voudrions aborder un dernier point : celui de la dynamique des luttes. De nombreux observateurs - voire des militants syndicaux - s’imaginent que le succès électoral d’une organisation syndicale « dure » favorise l’émergence de revendications, mobilise et rassemble le personnel. En réalité, il est peu probable qu’une telle corrélation existe : une lutte s’articule autour de conflits ou de revendications préexistantes, et non d’un simple résultat électoral. Tout au plus, celui-ci sert-il de révélateur, d’étincelle, mais il y en a bien d’autres ! Parfois, au contraire, il sert d’exutoire et de signal d’alarme : la tenue d’élections professionnelles permet alors au mécontentement de s’exprimer, puis d’être traité avant qu’il ne devienne mouvement collectif.

Au demeurant, la non-simultanéité des luttes et des élections professionnelles est un des problèmes majeurs du mandat électif, ce qui prouve au passage que notre critique de non-révocabilité des élus n’est pas abstraite. En effet, la situation dans bien des cas est la suivante : en l’absence de mobilisation, l’élu, isolé, est condamné au ronron d’une institution bien huilée ; en cas de conflit, celle-ci est au mieux inutile, au pire néfaste, car elle dépossède les travailleurs de leurs luttes, s’oppose à l’exercice de la démocratie et de l’action directe.

Alors, finalement, en quoi la participation peut-elle favoriser notre développement et, plus généralement, celui de la combativité ouvrière ? En rien, si nous prenons la peine de penser dans le long terme. Elle nous permet de nous faire entendre dites-vous ? Mais pour que le fait d’être entendu soit d’une quelconque utilité, encore faut-il être sûr d’être compris !

 

 

 

La participation modifie

les comportements syndicaux.

 

 

 

Une participation purement tactique est-elle concevable ?

Depuis toujours, le mouvement anarcho-syndicaliste ne cesse de dénoncer l’effet corrupteur  qu’exerce tout pouvoir, toute institution, tant sur les mouvements sociaux ou politiques que sur les gens qui les composent. Peut-être est-il né de ce constat. Il est dès lors surprenant que, si cette analyse ne suscite guère de contestation quand nous l’appliquons à l’univers politique, elle soit parfois négligée quand nous raisonnons sur le monde du travail ou sur le mouvement syndical. En effet, au sujet des postes de responsabilité dans les organisations syndicales représentatives ou, pour en rester au sujet de cette brochure, des institutions représentatives du personnel, certains ont minimisé le risque de « dérive » pour mettre en avant les nécessités du moment. Il y aurait donc deux sortes de participation : l’une, de principe, transformerait les hommes et les organisations, l’autre, tactique, les épargnerait.

Sans vouloir nier la légitimité ni l’importance de ces arguments, nous ne croyons pas qu’il suffise de décréter qu’un comportement est « tactique » pour qu’il ne se répercute pas au niveau des principes et des attitudes profondes de l’organisation et des individus qui l’adoptent. A la limite, ce raisonnement reste plausible si nous ne prenons en considération que les buts. Chacun, en effet, connaît dans son entourage des élus du personnel dont la sincérité, la détermination et bien d’autres qualités encore ne peuvent être remises en cause. Il arrive même parfois que l’obtention d’un mandat électif soit pour un militant ou un simple adhérent l’occasion de révéler sa vraie valeur. Si le goût du pouvoir et le retournement de veste ont fait les délices de L’Assiette au beurre et du Père Peinard, ils ne représentent donc pas le problème essentiel, car s’ils existent, c’est qu’ils sont tout simplement inévitables.

Mais si le militant reste maître de ses convictions et de ses comportements, il ne maîtrise ni les comportements de ceux qui l’entourent, ni forcément les implications et les conséquences des situations qu’il contribue à créer. C’est là que le bât blesse. De ce point de vue, la participation aux institutions représentatives du personnel a un effet d’entraînement terrible et il est donc difficile de l’adopter - partiellement et temporairement - sans en fait s’y condamner totalement et durablement. Tout d’abord, il apparaît difficile de participer à une de ces institutions sans participer aux autres et ce, pour deux raisons : d’une part, un tel comportement apparaît comme incohérent et irresponsable aux yeux du plus grand nombre et, d’autre part, les implications, les interdépendances entre ces différentes structures sont telles que participer à l’une d’entre elles sans  participer aux autres revient à se condamner à l’impuissance, voire à l’inexistence la plus totale. En fin de compte, une telle attitude a plus de chances de déboucher sur le discrédit de l’organisation syndicale qui l’adopte que sur celui des organisations représentatives du personnel.

En effet, l’activité de ces institutions représente moins un rapport de force qu’un jeu de compétence et d’influence, et exige donc de ceux qui y participent les relais et la formation adaptés. Dans tous les cas, cela demande un temps et une énergie tout aussi considérables que d’animer une section syndicale, par exemple. Si le militant - ou l’organisation - veut se consacrer à cette activité, ses priorités, ses préoccupations, ses pratiques se modifient donc inévitablement. Il est dès lors tout aussi inévitable que les points forts, les orientations et finalement les formes de développement de l’organisation syndicale elle-même se modifient à leur tour. Enfin, à partir du moment où la participation aux institutions représentatives du personnel est devenue le support du développement de l’organisation syndicale, celle-ci ne peut, sans difficultés, renoncer à cette participation : ce qui se voulait provisoire se trouve ainsi pérennisé.

D’autre part, il faut se rappeler que toute élection comporte des élus, mais aussi des électeurs. Or, inévitablement, en participant aux élections professionnelles, le militant tend non seulement à légitimer leur existence aux yeux de ses camarades de travail, mais de plus se confond partiellement avec l’institution à laquelle il participe. Il favorise donc la reproduction des rapports traditionnels électeurs/élus dans l’entreprise de même qu’au sein de la section syndicale. A cela, les professions de foi et les explications alambiquées ne peuvent rien, car la réalité compte plus que les paroles.

Certains avaient rétorqué que le vote pour une liste CNT-AIT exprimait plus une contestation ou une révolte que la confiance des électeurs dans l’institution concernée par cette élection, mais cela ne change pas fondamentalement les données du problème. En effet, il y a belle lurette que les sociologues (Georges Laveau, à propos du PCF, ou D. Groh, à propos du SPD avant 1914, par exemple) s’accordent pour reconnaître que de tels votes de protestation, loin de menacer les institutions concernées, ne font que les préserver et les pérenniser. C’est ce que Groh a remarquablement décrit et analysé sous le terme d’« intégration négative ». De quoi s’agit-il ?

Toute participation « négative » à une institution (élue ou non) exprime effectivement une contestation potentiellement subversive, voire révolutionnaire. Mais celle-ci, en s’exprimant ainsi, s’empêche de remettre véritablement l’institution en cause et, finalement, peut être amenée progressivement à s’y intégrer. Dans un premier temps, en effet, la  « participation négative » a pour conséquence de figer cette participation, de la stériliser. Le fait qu’elle ne parvienne à s’exprimer et à s’organiser qu’au travers même de l’institution mise en cause démontre ou entraîne son incapacité à se développer indépendamment de celle-ci, puis à lui substituer une structure alternative.

Or chacun sait que l’on ne détruit jamais que ce que l’on remplace. Cessant d’être porteur d’une solution alternative, le mouvement de contestation s’enferme alors dans un « attentisme révolutionnaire », alliant radicalisme verbal et immobilisme de fait. Dans un second temps, la « participation négative » peut favoriser une dissociation entre les institutions elles-mêmes et leurs résultats. Dès lors, le mouvement se décharge de toute portée subversive et son « attentisme révolutionnaire » se mue en une volonté participative (positive) de plus en plus prononcée, quoique rarement affirmée. En tout cas, nous avons bien là un passage d’une participation négative à une participation positive ou, en d’autres termes, d’une participation tactique à une participation de principe.

Il importe de bien s’interroger sur les conditions qui permettent autant que possible d’éviter une dérive des comportements syndicaux. Mais auparavant, il est peut-être préférable de montrer dans quelle mesure les mécanismes décrits ci-dessus ont joué au sein du mouvement syndical français.

 

Quelle est l’influence de la participation sur les comportements et la fonction du mouvement syndical français d’aujourd’hui  ?

Que les institutions représentatives du personnel jouent un rôle primordial dans la vie syndicale, personne ne le contestera.

Nous avons montré précédemment comment les organisations syndicales étaient devenues dépendantes de leur participation sur le plan de la légitimité. Il s’agit d’aborder un autre point plus concret, mais tout aussi important : sans cette participation à de multiples structures, les organisations syndicales représentatives - ou plutôt leurs appareils - ne pourraient pas survivre.

 

En 1999 on comptait 57 800 élus aux CE, dont deux tiers adhérant à un syndicat dit représentatif, et plus de 200 000 délégués du personnel. Si nous tenions compte des élus du secteur public et des représentants syndicaux dans de multiples structures (sécurité sociale, UNEDIC, prud’hommes, etc.), nous nous apercevrions alors que la majeure partie de la force « militante » des organisations syndicales représentatives est absorbée ou fournie, selon les points de vue par des structures de participation. Ce « relais institutionnel » renforce sans doute les appareils syndicaux, mais il n’est pas sûr cependant qu’il renforce de même le syndicat comme organisation de masse. L’étude du poids des institutions représentatives du personnel (y compris les crédits d’heures budgétisés) sur les budgets syndicaux montre à quel point celles-ci sont indispensables à la bonne marche des organisations syndicales représentatives. Les diverses ressources accordées aux organisations syndicales représentatives à travers les droits syndicaux  et les mandats électifs dans le secteur privé (crédits d’heures, budget de fonctionnement du CE, locaux et équipements syndicaux, etc.) correspondraient à une somme située entre 1,5 et près de 2 milliards d’euros. A cela s’ajoutent plus de 518 millions d’euros pour l’exercice des droits et mandats équivalents dans le secteur public, ainsi que 53 millions d’euros de subventions directes (Etat et collectivités locales). Quant aux cotisations, elles représentent 305 millions d’euros... soit un dixième seulement des ressources dont disposent les organisations syndicales représentatives pour leur activité ! Cette dépendance envers les institutions représentatives du personnel et la participation en général explique en partie au moins les hésitations ou évolutions actuelles de ces mêmes organisations.

On ne peut que constater la montée des « institutionnels » face aux militants, l’importance accrue de l’électeur face à l’adhérent, le rôle des organisations syndicales comme régulatrices du social, etc. Qui osera dire que la participation ne modifie pas les activités, le mode de fonctionnement, la fonction, bref la nature même du mouvement syndical ?

Certains nous disent que, pour une organisation révolutionnaire, les risques de dérive sont restreints, car si certaines formes d’actions, dont la participation, sont - pour l’instant - indispensables, leur utilisation raisonnable aujourd’hui nous permettrait de mieux les abandonner demain. Sur le principe, cette affirmation ne tient pas, comme nous l’avons vu tout au long de cette étude.

Et nous savons qu’une participation - de principe ou tactique, peu importe - peut influencer de deux façons au moins le développement et les comportements d’une organisation syndicale : en transformant la relation entre l’adhérent et son organisation syndicale, d’une part ; en modifiant le développement de l’organisation syndicale et en donnant naissance à un rapport de dépendance entre celui-ci et la participation, d’autre part. Or, de ce point de vue, la CNT-AIT est encore plus exposée que les autres organisations syndicales, du fait qu’elle est une organisation de taille réduite et de développement récent.

« Alors est-il si tragique de participer à une élection professionnelle, ponctuellement, surtout s’il s’agit simplement de donner naissance à une section syndicale ou d’obtenir sa reconnaissance sur le lieu de travail ? »

Voilà l’argument souvent énoncé en faveur de la participation ; il a le don de convaincre les hésitants. Hélas ! C’est précisément au moment où elle se crée que la section syndicale, en acceptant de participer aux élections professionnelles, court le risque de voir ainsi modifiés son activité et son développement. En ce qui concerne les adhérents - voire les militants - il serait faux de croire qu’un premier vote tactique restera sans lendemain. En effet, si l’adhésion à la CNT-AIT ne constitue pas également une rupture avec les pratiques syndicales héritées d’une adhésion antérieure ou plus simplement de l’environnement social, alors celles-ci se reproduisent inévitablement au sein de la section et du syndicat. De ce point de vue, on peut effectivement dire qu’une première participation tactique ne crée pas de mauvaises habitudes... elle ne fait souvent que les perpétuer !

De même, une section syndicale qui participe aux élections professionnelles pour pouvoir s’affirmer sur le lieu de travail n’est-elle pas par excellence celle qui, par la suite, aura toutes les peines du monde à acquérir la force et la maturité indispensables pour pouvoir s’en passer ?

 

Mais alors, que faire lorsqu’une section syndicale n’a pas la capacité de s’affirmer et de se développer par elle-même ? C’est que la situation n’est pas encore assez mûre pour passer d’un travail présyndical à un travail syndical de section, à une activité syndicale de section, et qu’il faut continuer à préparer le terrain en intensifiant le travail présyndical. Nous avons tous piaffé d’impatience à l’idée de créer une section syndicale. Nous sommes également nombreux à nous être mordu les doigts de l’avoir fait trop tôt ou trop vite. Oh ! Ce n’est pas que cette section n’ait pas fonctionné, ou se soit effondrée aussitôt. Du moins, pas toujours. Mais combien de fois nous sommes-nous rendu compte à quel point une section prématurément créée était lourde à défendre ou à animer ? Combien de fois avons-nous vu se reproduire en son sein des faiblesses et des attitudes que nous reprochons si vivement aux autres ? Combien de fois enfin avons-nous pris conscience qu’un travail de section syndicale avait peu de sens s’il n’existait pas autour d’elle des structures et des activités nécessaires à son épanouissement ? Car c’est bien là un des autres dangers de la participation, que nous ressentons d’autant plus fortement que nous sommes une organisation réduite et jeune.

 

 

 

Les modifications actuelles

du monde du travail

remettent en cause

le sens de la participation.

 

 

 

 

Vers une redéfinition des institutions représentatives du personnel et de l’organisation syndicale dans l’entreprise ?

La crise économique actuelle peut être définie comme une crise du rapport salarial fordiste. Celui-ci a été marqué par l’avènement de la production de masse (avènement du capitalisme monopoliste, accumulation intensive, déqualification du travail et organisation scientifique du travail, etc.), à laquelle a correspondu par la suite une consommation de masse (hausse du salaire réel, législation sur le salaire minimum et développement du système des conventions collectives, normalisation des modes de consommation, etc.).

C’est après la crise de 1929 et la seconde guerre mondiale que ce rapport salarial a pu s’imposer et trouver son équilibre, grâce en particulier au développement de la fonction régulatrice  de l’Etat (fonction économique : planification, nationalisations, politiques budgétaires et fiscales, etc. ; fonction sociale : gestion de la force de travail, régulation sociale, socialisation des coûts du développement industriel, etc.). Peu à peu, les organisations syndicales ont elles-mêmes pris place dans ce nouveau rapport salarial, en particulier à travers la contractualisation des relations sociales. Ces organisations, tout en restant l’expression d’un mouvement ouvrier, voire d’un projet ouvrier, ont longtemps permis - à travers la politique contractuelle, les institutions représentatives, la concertation sociale, etc. - l’institutionnalisation et l’assimilation des revendications et des luttes au sein de l’entreprise comme de la société capitaliste.

Depuis quelques années, il apparaît de plus en plus que ce rapport salarial fordiste s’épuise. Les transformations du rapport salarial qui s’annoncent et prennent forme représentent donc un des enjeux majeurs des années à venir, y compris pour les organisations syndicales. Faute de pouvoir les étudier dans leur ensemble, il semble que le domaine où ces transformations soient les plus sensibles soit celui de l’entreprise - ou du lieu de travail - et qu’il faille donc privilégier l’étude des institutions représentatives du personnel et de l’organisation syndicale à ce niveau. Or que constatons-nous ? A priori, tout porte à croire que les institutions représentatives du personnel sont promises à un bel avenir.

En effet, c’est en plein marasme économique et social que leurs compétences et leurs moyens ont été sensiblement élargis, tant dans le secteur privé (lois Auroux de 1982) que dans le secteur public et nationalisé (loi sur la démocratisation du secteur public du 26 juillet 1983, etc.). Le signe le plus tangible de ce renforcement institutionnel est le formidable développement des accords d’entreprise, dont le poids au sein d’un univers contractuel bien morose se fait de plus en plus important : leur nombre est passé de 2 000 en 1955 à 12 000 en 1995.

Il n’en a pas fallu plus pour que certains esprits fébriles voient dans cette évolution l’émergence d’une nouvelle « culture d’entreprise » à laquelle devrait répondre une nouvelle « culture syndicale ».

Ce prétendu développement de la négociation et du dialogue social n’abuse cependant que ceux qui ont toujours voulu l’être. Car, en même temps qu’elle se développait quantitativement, la négociation d’entreprise voyait ses modalités et son contenu se modifier radicalement. L’obligation annuelle de négocier - et plus généralement les nouvelles techniques de négociations patronales - ont pour conséquence principale de dissocier négociation collective et mobilisation syndicale. De ce fait, la décentralisation de la négociation n’est, elle aussi, qu’apparente, car le principe de « négociation à froid » creuse l’écart existant entre un personnel non mobilisé et ses représentants.

Mais l’évolution la plus flagrante concerne le contenu même de ces accords. La crise économique aidant, ceux-ci sont souvent moins l’expression d’un rapport de force que d’un échange de bons procédés, voire d’une capitulation face aux logiques et aux exigences (pardon, aux propositions) patronales. Ainsi, l’importance croissante des accords sur l’aménagement du temps de travail, les conditions de travail ou les nouvelles technologies traduit moins un contrôle accru du mouvement ouvrier sur l’organisation du travail que la participation active de certaines organisations syndicales à l’avènement d’un nouvel ordre productif (effet de productivité contre augmentations salariales, réduction du temps de travail contre flexibilité, etc.).

Insensiblement, la négociation collective dans l’entreprise se dépouille de sa dimension conflictuelle pour mieux s’intégrer dans une logique gestionnaire et consensuelle. Dès lors, les institutions représentatives du personnel qui en sont le cadre et les organisations syndicales qui en sont les acteurs s’exposent à la même dérive.

Nul n’a évoqué plus ouvertement ni avec autant d’ardeur le nouvel ordre productif et social dont sont porteuses les transformations actuelles que P. Rosanvallon, éminent représentant de l’intelligentsia CFDTiste. Dans son livre « La question syndicale », voilà ce qu’il écrivait :

« La négociation sociale dans l’entreprise avait pour but de déterminer les formes de compromis entre la force de travail et le système productif. En tant que représentant de la première, le syndicat était indissociablement un acteur-protecteur et un agent de régulation, la négociation collective ayant pour fonction de définir les conditions de protection sociale dans lesquelles les salariés acceptaient de s’intégrer dans la logique économique de l’entreprise. La régulation sociale ne peut plus s’opérer de cette manière dans l’entreprise [...]. La notion même de  participation est en train de changer de sens. Elle ne peut plus être comprise comme la mise en place de systèmes qui se greffent de l’extérieur sur les processus dedécision de l’entreprise. Elle devient de plus en plus intégrée au processus même de la gestion. La raison de ce changement ? Elle réside dans le fait que le travail individuel est de façon toujours plus marquée une variable directe de la productivité de l’entreprise ; celle-ci n’est plus seulement dépendante des modes généraux de combinaison de la force de travail et du système de production (ce qui représentait l’essentiel du taylorisme). Les systèmes de production étant plus interactifs, la participation est encastrée dans le processus même de travail. La gestion et la participation ne représentent donc plus deux moments séparés de la vie de l’entreprise, le moment « économique » d’un côté et le moment « social » de l’autre : elles tendent à s’interpénétrer.

Le syndicalisme ne peut plus jouer le même rôle dans ce contexte. Il voit d’abord son champ d’intervention réduit. Si ses prérogatives institutionnelles restent inchangées, il est donc, pour le reste, conduit à être redéfini par la gestion  (souligné par P. Rosanvallon). Conséquence majeure, il lui est dorénavant impossible de se comporter seulement comme un acteur social, par essence extérieur à la sphère économique. La question clé qui lui est posée est de savoir s’il est capable de s’insérer dans les procédures d’information et de communication qui irriguent l’entreprise, tissent son système nerveux et constituent le pouvoir comme « système de flux ».

Si nous citons aussi longuement un personnage dont la conception de « L’âge de l’autogestion » (eh oui ! c’est lui qui commis ce livre il y a vingt ans) est désormais plus proche de la Charte du Travail que de la Charte d’Amiens, ce n’est pas bien sûr par adhésion à son projet. Simplement, il souligne à juste titre l’ampleur des transformations du rapport salarial auxquelles nous sommes et nous serons de plus en plus confrontés.

L’erreur fatale de la CFDT est de croire - ou de laisser croire - que les nouvelles politiques sociales du patronat, voire l’évolution économique et technique elle-même, favorisent une confrontation non conflictuelle des intérêts, voire leur intégration dans une logique nouvelle de l’entreprise conçue comme communauté. Ce genre de raisonnement se retrouve d’ailleurs, sous une forme quelque peu différente, dans une bonne partie des milieux « oppositionnels » de la CFDT qui se condamnent donc une fois de plus à jouer le rôle de larbins de la social-démocratie et du social-libéralisme.

Or la réalité des nouvelles politiques sociales du patronat se situe aux antipodes d’une « entreprise du troisième type » participative et idyllique. Comment ne pas s’apercevoir tout d’abord que l’affirmation d’une solidarité d’entreprise a pour corollaire la destruction de la communauté de travail : développement du travail précaire et de la sous-traitance, flexibilité du temps de travail, individualisation des salaires, etc ? Dans le même ordre d’idée, il est clair que le développement de nouvelles formes d’expression et de participation (groupes d’expression, cercles de qualité, etc.) vise moins à faciliter l’intégration et la prise en compte d’intérêts divergents au sein de l’entreprise qu’à éviter leur manifestation sous une forme collective et conflictuelle. Le durcissement de la répression syndicale n’apparaît dès lors plus comme contradictoire avec le développement de ces nouvelles formes de participation, mais bien comme partie prenante d’une seule et même logique. Celle-ci, loin d’être la logique de participation et d’intégration qu’elle prétend, est une logique d’exclusion des intérêts collectifs et des conflits hors de l’entreprise.

La CFDT est consciente que les institutions représentatives du personnel et les organisations syndicales représentatives ne sauraient se perpétuer dans leurs fonctions et leurs structures actuelles : elle est également consciente du fait que leur survie passe par la participation active à la mise en place d’un nouvel ordre productif.

Ceci est d’autant plus clair qu’un des principaux débats qui traverse les organisations patronales, et qui a longtemps distingué la politique sociale du PS de celle des partis de droite, concerne justement le statut des organisations syndicales au sein du rapport salarial post-fordiste. Deux stratégies s’opposent : l’une veut accomplir les transformations nécessaires contre les organisations syndicales (stratégie de marginalisation), l’autre en les utilisant (stratégie d’intégration). Dès lors, la politique de la CFDT s’explique avant tout comme un réflexe de survie de la part d’un appareil menacé dans sa fonction, et donc dans son existence.

De ce développement consacré à l’entreprise, il nous faut retenir quelques points essentiels : les transformations actuelles tendent à renforcer la fonction consensuelle et gestionnaire des institutions représentatives du personnel, et donc des organisations syndicales qui y participent. Inversement une partie de plus en plus importante du salariat - mais aussi l’ensemble des revendications et des protestations collectives - tendent à être refoulées hors de l’entreprise. Elles se trouvent donc de moins en moins représentées et « médiatisées » (au sens de médiation) par les structures qui ont joué ce rôle pendant ces dernières décennies.

Ces deux évolutions divergentes ne manquent pas de provoquer des tensions et des crises dans le monde du travail, et plus particulièrement au sein du mouvement syndical. Nous l’avons remarqué à plusieurs reprises : crise de légitimité des institutions représentatives du personnel et des organisations syndicales représentatives, crise du rapport élu « institutionnel »/militant au sein de ces organisations, etc. Vraisemblablement, la spontanéité et le durcissement de plusieurs conflits sociaux récents s’expliquent aussi, en partie au moins, par l’évolution divergente des mouvements revendicatifs et des structures représentatives. Cette dissociation, si elle se poursuit et s’accentue, risque fort de provoquer un éclatement de la fonction syndicale définie par le rapport salarial fordiste et, par conséquent, une recomposition du mouvement syndical autour de structures syndicales nouvelles.

 

Vers l’éclatement de la fonction syndicale ? Les enjeux d’une recomposition.

Ce qui vient d’être constaté au niveau de l’entreprise pourrait l’être, grossièrement, au niveau national. Il est manifeste, par exemple, que le contenu des accords interprofessionnels a connu une évolution similaire à celui des accords d’entreprise : il suffit de se rappeler les négociations sur l’aménagement du temps de travail ou l’autorisation préalable de licenciement pour s’en convaincre. L’épuisement de la politique contractuelle et la multiplication des institutions paritaires à vocation socioéconomique (ASSEDIC, AFPA, sécurité sociale, comités locaux pour l’emploi, etc.) ont de même accentué le caractère institutionnel des organisations syndicales représentatives. Il y a dix ans, le ministre des affaires sociales avait tracé la voie :

« Au niveau national, il est vraisemblable qu’à moyen terme, l’institutionnalisation sera pour les confédérations, obligées d’accepter une plus grande décentralisation de leurs activités et une réelle déconcentration des pouvoirs, le principal moyen de pérenniser leur présence dans la société : gestion des institutions sociales paritaires, participation aux travaux du Conseil Economique et Social et du Commissariat au Plan, dialogue avec les autorités gouvernementales et patronales ».

Ainsi, la « dérive institutionnelle » des organisations syndicales représentatives et l’éclatement de la fonction syndicale traditionnelle (fonction de régulation par représentation et encadrement des intérêts et conflits collectifs) ne se limite pas à l’entreprise, mais devient un phénomène plus général et plus profond. C’est ce que constate P. Rosanvallon quand il écrit :

« La distance syndicat/salarié s’inscrit plus profondément dans un processus de fonctionnalisation de leurs rapports, sur le mode de celui qui régit classiquement les liens élus/électeurs. La représentation sociale tend ainsi à s’autonomiser : elle devient une sorte de « métier » parmi d’autres, qui s’insère dans un système global de spécialisation des fonctions sociales. C’est en ce sens qu’il convient de parler d’institutionnalisation du syndicalisme. L’expression a souvent été employée pour traduire la multiplication des interventions dans des procédures de régulation formalisées ou l’accroissement de ces attributions dans des organismes paritaires ou publics ; ou encore pour exprimer le mouvement d’élargissement de sa reconnaissance légale, dans la société comme dans l’entreprise. Ces différentes transformations du rôle social du syndicalisme sont très importantes. Mais elles ne correspondent pas, à proprement parler, à un processus d’institutionnalisation. Il s’agit plutôt du développement du caractère d’« autorité gouvernante » des syndicats ; développement qui a eu pour résultat de greffer une fonction d’agence sociale sur leur nature première de mouvement social. Ces deux dimensions d’agence sociale et de mouvement social restaient cependant jusqu’à présent fortement articulées, elles étaient même indissociables : c’est en tant que mouvement social que le syndicalisme voyait ses prérogatives d’agence sociale élargies. L’institutionnalisation du fait syndical marque une nouvelle étape, beaucoup plus récente : elle correspond à une autonomisation de la fonction d’agence sociale qui se dissocie de son rapport d’origine, le mouvement social [...]. Les transformations des conditions de la régulation sociale conduisent ainsi à repenser en profondeur la fonction du syndicalisme. A la figure de l’acteur-protecteur, relativement unifiée, se substitueront les nouveaux visages de l’agence sociale (dans la régulation sociale globale), du producteur et du circulateur d’information (dans la régulation des organisations) et de l’avocat-procureur (dans la gestion des crises et des accidents). Qu’il intervienne dans la vie sociale « normale » ou dans le traitement des situations « pathologiques », le syndicat sera de plus en plus défini par ses fonctions et de moins en moins par son essence sociologique. »

Certes, il ne s’agit pas encore de prendre pour argent comptant les anticipations de P. Rosanvallon. Quand bien même elles correspondraient aux projets et à l’évolution de la CFDT, elles ne se retrouvent pas dans les stratégies syndicales de la CGT ou  de Force Ouvrière. Mais l’éclatement de la fonction syndicale (agence sociale, mouvement social, pour reprendre les termes de P. Rosanvallon) est bien réel et pèse d’ores et déjà sur l’ensemble du mouvement syndical. Ainsi la CGT éprouve des difficultés toujours plus grandes à concilier une certaine radicalisation de ses formes de lutte - ou du moins sa volonté de garder sous son contrôle des mouvements de lutte ou de protestations radicalisés - avec sa participation aux négociations contractuelles et à l’ensemble des structures paritaires du monde du travail. Plus généralement, l’attachement aveugle de la CGT ou de Force Ouvrière à la fonction syndicale héritée du fordisme amène ces organisations à se replier sur des  « bastions » encore largement épargnés par les bouleversements actuels (secteur nationalisé pour la CGT, fonction publique pour FO), mais appelés selon toute probabilité à se réduire comme peau de chagrin.

Parallèlement, les transformations actuelles du monde du travail et de la fonction syndicale ne peuvent qu’entraîner une transformation tout aussi radicale des structures et du mode de fonctionnement des organisations syndicales « institutionnalisées », tant il est vrai que la fonction fait l’organe. Certains aspects de cette transformation, déjà abordés, concernent les éléments constitutifs de l’organisation syndicale et leurs relations réciproques : modification du rapport entre l’organisation syndicale et les salariés (renforcement d’un rapport élu/électeur, voire d’un rapport utilitariste agence sociale/client), rôle accru des élus et des « institutionnels » au détriment des militants syndicaux, etc. Or il est clair que de telles transformations constituent une menace pour la démocratie syndicale (ou plutôt ce qu’il en reste dans les organisations syndicales représentatives), car celle-ci est basée sur la prépondérance et la participation active des militants et des adhérents.

En ce qui concerne les structures syndicales proprement dites, il est tout d’abord probable que les structures syndicales d’entreprise seront appelées à se renforcer. Inversement, la rupture des organisations syndicales « institutionnalisées » avec le mouvement social (mouvement ouvrier) - et surtout avec tout projet ouvrier - ne peut qu’entraîner l’affaiblissement des structures interprofessionnelles intermédiaires (unions locales, départementales ou régionales), voire leur disparition. En même temps que les rapports entre salariés et organisations syndicales évolueraient vers un modèle utilitariste, les relations entre les différents niveaux de l’organisation syndicale pourraient suivre la même tendance. Dans un livre intitulé « L’entreprise et les stratégies syndicales », M. Millot et J. P. Roulleau, membres du Centre des Jeunes Dirigeants d’Entreprise, vont jusqu’à envisager l’émergence d’un syndicalisme  « contractuel » :

« serait alors un syndicalisme flexible fonctionnant sur la base de « groupes de défense » constitués par les salariés lorsqu’ils en éprouvent le besoin. Ces groupes, en se plaçant sous la houlette des grandes confédérations, bénéficieraient alors de l’appui d’« experts » en matière de négociation, de jurisprudence, d’organisation d’un conflit. Ce type d’adhésion serait contractuel et momentané. »

Reste que l’éventuelle transformation des organisations syndicales représentatives en « agences sociales » - en particulier à travers la participation aux institutions représentatives du personnel - n’implique ni la disparition des intérêts et des conflits de classe, ni celle du syndicalisme en tant que mouvement et projet ouvrier. A la dissociation des deux dimensions actuelles du mouvement syndical correspondrait donc une recomposition de celui-ci autour de deux pôles désormais antagonistes. Certaines tensions existant actuellement au sein des organisations syndicales, en particulier entre certaines structures d’entreprise ou locales et les instances confédérales, traduisent partiellement ce phénomène. Mais l’événement le plus important de ce point de vue reste l’émergence de structures nouvelles (coordinations, associations, comités, etc.) qui organisent et représentent en dehors de tout cadre institutionnel certains mouvements revendicatifs ou des catégories nouvelles de la classe ouvrière, en particulier les travailleurs précaires. Ces diverses structures - souvent fragiles et éphémères - n’en représentent pas moins autant d’éléments de la reconstitution d’un mouvement ouvrier organisé, et ce sous des formes que l’on peut qualifier de présyndicales. Il est dès lors primordial que les militants anarcho-syndicalistes de la CNT-AIT se libèrent de conceptions syndicales surannées et contradictoires avec la logique de notre développement.

Dans les décennies précédentes, l’ambiguïté apparente des institutions représentatives du personnel, destinées à  « médiatiser » la lutte des classes pour la désamorcer, pouvait donner l’impression à ceux qui y participaient de se trouver aux avant-postes de cette dernière. Désormais et de plus en plus, la question de la participation constitue un des axes essentiels de la recomposition du paysage syndical. C’est en dehors des cadres institutionnels qu’un nouveau mouvement ouvrier digne de ce nom pourra et saura se reconstituer. Sachons saisir l’opportunité qui nous est ainsi offerte.

En insistant sur l’évolution probable des structures syndicales, on a voulu souligner une autre donnée essentielle de la recomposition syndicale qui s’annonce. La survie des organisations syndicales représentatives - ou plutôt de leurs appareils - passe par le développement d’un syndicalisme d’entreprise. Mais la reconstitution d’une communauté ouvrière, d’un mouvement ouvrier et d’un projet ouvrier passe au contraire par le « dépassement de l’entreprise comme centre essentiel de socialisation et d’identité du mouvement ouvrier », comme le soulignent judicieusement T. Baudoin et M. Collin dans leur livre « Le contournement des forteresses ouvrières ». Certes, le lieu de travail constitue aujourd’hui comme hier le terrain privilégié de l’affrontement de classe et la section syndicale en reste donc le fer de lance. Mais il est clair que ni celle-ci ni même le syndicat d’entreprise ne peuvent plus représenter le cadre de la reconstitution de l’identité et de la solidarité ouvrière.

Au-delà du développement de la flexibilité du travail précaire, c’est la transformation même du processus de travail et des qualifications ouvrières qui explique cette impossibilité.

« L’intérêt de cette évolution, paradoxale à plus d’un titre, c’est que l’activité ouvrière se détache de l’objet qu’il s’agit de transformer - il n’importe plus de connaître ni les matériaux ni l’appareillage - et qu’elle est déterminée par la configuration des systèmes de contrôle du cycle machine/produit dans lequel elle intervient [...]. Ce point est paradoxal en ce qu’il pourrait vider de son sens l’idée même de catégorie professionnelle, et donc syndicale. Quelle différence cela fait-il de travailler dans la chimie ou dans la sidérurgie, d’être inclus dans le système intégré de production des moteurs Fiat ou dans la fabrique alimentaire qui produit les spaghettis Panzani ? Si le travail n’a plus le produit pour objet, mais, à sa place, le modèle de commandement d’un cycle de production, il est probable qu’un lamineur aura des tâches professionnelles similaires à celles qui incomberont à un responsable de la filière calibrage d’une usine de pâtes, plus proches en tout cas de ces dernières que de celles de son voisin chargé par exemple de veiller à la qualité de la tôle.

L’homogénéisation de l’usine par l’emploi de l’informatique fait naître des entités professionnelles transversales vis-à-vis du produit : l’identité du travail n’est plus relative à celui-ci, mais plutôt aux systèmes de technologie secondaire appliquée à la production. »

Plus d’un siècle après la création des premières Bourses du Travail, la localité (ville ou quartier) reste donc le lieu privilégié de la reconstitution de la solidarité ouvrière et de tout mouvement syndical digne de ce nom. Il importe donc que, dès aujourd’hui, la logique et le développement des structures professionnelles (sections syndicales, syndicats d’industrie) et des structures interprofessionnelles locales et régionales s’harmonisent et se complètent. Dans le cas contraire, c’est bien la cohérence et, à terme, les perspectives d’avenir de notre projet syndical qui seraient menacées. Nous espérons avoir montré en quoi la participation aux institutions représentatives du personnel est une impasse dangereuse. Nous souhaitons, en tout cas, avoir montré une chose : la position de la CNT-AIT à propos de ces institutions n’est pas le fruit de l’aveuglement, mais d’une intelligence bienvenue de la situation sociale.