La
Charte de Paris
adoptée au Congrès
constitutif de la CNT (décembre 1946)
En présence de
l'instabilité politique et financière de l'état
français, qui peut à tout instant provoquer une crise de régime et, par
conséquent, poser la question d'un ordre social nouveau par les voies
révolutionnaires,
Le Congrès, en même
temps qu'il se refuse à donner au capitalisme le moyen de se rééquilibrer,
déclare que le syndicalisme doit tirer de cette situation catastrophique le
maximum de résultats pour l'affranchissement des travailleurs.
En conséquence, il
affirme que les efforts du prolétariat doivent tendre, non seulement à
renverser le régime actuel, mais encore à rendre impossible la prise du pouvoir
et son exercice par tous les partis politiques qui s'en disputent déjà âprement
la possession.
C'est ainsi que le
syndicalisme doit savoir profiter de toutes les tentatives faites par les
partis pour s'emparer du pouvoir, pour jouer lui-même son rôle décisif qui
consiste à détruire ce pouvoir et à lui substituer un ordre social reposant sur
l'organisation de la production, de l'échange et de la répartition dont le
fonctionnement sera assuré par le jeu des rouages syndicaux à tous les degrés.
En proclamant le sens
profondément économique de la révolution prochaine, le Congrès tient à préciser
essentiellement qu'elle doit revêtir un caractère de radicale transformation
sociale devenue indispensable et reconnue inévitable aussi bien par le
capitalisme que par le prolétariat.
Ce caractère ne peut
lui être imprimé sur le plan de classe des travailleurs que par le prolétariat
organisé dans les syndicats, en dehors de toute autre direction extérieure, qui
ne peut que lui être néfaste.
C'est seulement à cette
condition que les soubresauts révolutionnaires des peuples, jusqu'ici utilisés
et dirigés par les partis politiques, permettront enfin d'apporter un
changement notable dans l'ordre économique et social, ainsi que l'exige le
développement des sociétés modernes.
En considération de ce
qui précède, le Congrès déclare que les évènements prochains, en se déroulant
dans l'ordre économique, vont poser les nouvelles conditions de vie des peuples
et fixer avec une force grandissante et insoupçonnée les véritables caractères
de la vie sociale. Cette vie sera l'oeuvre des forces productrices et
créatrices, associant harmonieusement les efforts des manoeuvres, des
techniciens et des savants, orientés constamment vers le progrès.
Ainsi se précisent
logiquement les caractères de la transformation nécessaire.
Reprenant les termes de
cette partie de la résolution d'Amiens qui déclare que le syndicat, aujourd'hui
groupement de résistance, sera, dans l'avenir, le groupement de production et
de répartition, base de la réorganisation sociale,
Le Congrès affirme que
le syndicalisme, expression naturelle et concrète du mouvement des producteurs,
contient à l'état latent et organique toutes les activités d'exécution et de
direction capables d'assurer la vie nouvelle. Il lui appartient donc, dès
maintenant, de rassembler sur un plan uniquement d'organisation toutes les
forces de la main-d'oeuvre, de la technique et de la science, agissant
séparément, en ordre dispersé, dans l'industrie et aux champs.
En réunissant, dès que
possible, dans un même organisme toutes les forces qui concourent à assurer la
vie sociale, le syndicalisme sera en mesure, dès le commencement de la
révolution, de prendre en main, par tous ses organes, la direction de la
production et l'administration de la vie sociale.
Comprenant toute la
grandeur et toute la difficulté de ce devoir, le Congrès tient à affirmer que
le syndicalisme doit, dès maintenant, remanier son organisation, compléter ses
organes, les adapter aux nécessités - comme le capitalisme lui-même - et se
préparer à agir, demain, en administrateur et en gestionnaire éclairé de la
production, de la répartition et de l'échange.
Il ne méconnaît pas
l'extrême complexité des problèmes qui seront posés par la disparition du
capitalisme. Aussi, il n'hésite pas à déclarer que le mouvement des
travailleurs, qui ne recèle pas encore toutes les forces nécessaires à la vie
sociale de demain, doit faire la preuve de son intelligence et de sa souplesse
en appelant à lui tous les individus, toutes les activités qui, par leurs
fonctions, leur savoir, leurs connaissances, ont leur place naturelle dans son
sein et seront indispensables pour assurer la vie nouvelle à tous les échelons
de la production.
N'ignorant pas les
changements profonds qui sont survenus dans le domaine de la science et de la
technique, que ce soit dans l'industrie ou dans l'agriculture, le Congrès,
préoccupé des transformations nécessaires, n'hésite pas à faire appel aux
savants et aux techniciens.
De même, il s'adresse
aux paysans, pour assurer conjointement avec leurs frères ouvriers la vie et la
défense de la révolution qui ne saurait s'effectuer sans leur concours éclairé,
constant et complet. Le Congrès pense qu'ainsi se scellera, par un effort
concordant, harmonieux et fécond, qui les rassemblera tous pour une même tâche
de libération humaine, l'union des travailleurs de la pensée et des bras, de
l'industrie et des champs.
N'ayant pour unique
ambition que d'être les pionniers hardis d'une transformation sociale dont les
agents d'exécution et de direction oeuvreront sur le plan du syndicalisme, les
syndicalistes désirent que leur mouvement, vivant reflet des aspirations et des
besoins matériels et moraux de l'individu, devienne la véritable synthèse d'un
mécanisme social déjà en voie de constitution où tous trouveront les conditions
organiques, idéalistes et humaines de la révolution prochaine, désirée par tous
les travailleurs.
Demain doit être aux
producteurs, groupés ou associés, en vertu de leurs fonctions économiques.
L'organisation politique et sociale surgira de leur sein. Elle portera en
elle-même tous les facteurs de réalisation, organisation, cohésion, impulsion
et action.
De cette façon se
dressera en face du citoyen : entité fuyante, instable et artificielle, le
travailleur : réalité vivante, support logique et moteur naturel des
sociétés humaines.
a)
SON ACTION GÉNÉRALE - La Confédération Nationale du Travail affirme, dès
sa constitution, qu'elle entend être exclusivement un groupement de
classe : celui des travailleurs. Elle doit donc, en plein accord sur ce
point avec la Charte d'Amiens, mener la lutte sur le terrain économique et
social.
Véritable organisme de défense et de lutte de
classes, elle est, en dehors de tous les partis et en opposition avec ceux-ci,
la force active qui doit permettre à tous les travailleurs de défendre leurs
intérêts immédiats et futurs, matériels et moraux. S'inspirant de la situation
présente, elle déclare vouloir préparer sans délai les cadres complets de la
vie sociale et économique de demain, dont elle tient à examiner tout de suite
les caractères possibles et le fonctionnement général.
Au capitalisme - conséquence et résultante de la
vie passée, adaptée et façonnée par les forces dirigeantes en dehors de toute
doctrine comme de toute théorie - entrant dans le dernier cycle de son
évolution historique, le Congrès entend substituer le syndicalisme, expression
naturelle de la vie sociale des individus en marche vers le communisme libre.
Rejetant le principe du partage des privilèges
chers aux défenseurs de l'intérêt général et de la superposition des classes
qui est aussi celui de nos adversaires, le syndicalisme doit poursuivre sa
mission qui est : de détruire les privilèges, d'établir l'égalité sociale.
Il n'atteindra ce but qu'en faisant disparaître le patronat, en abolissant le
salariat individuel ou collectif et en supprimant l'état. Il préconise à ce sujet la grève générale,
l'expropriation capitaliste et la prise de possession des moyens de production
et d'échange, ainsi que la destruction immédiate de tout pouvoir étatique.
b) SES MOYENS D’ACTION - Précisant sa conception de la grève générale, le
Congrès tient à déclarer très fermement que ce moyen d'action conserve à ses
yeux toute sa valeur, en toutes circonstances, que ce soit corporativement,
régionalement, nationalement ou internationalement. Que ce soit pour faire
triompher les revendications particulières ou générales, fédérales ou
nationales, offensivement ou défensivement, pour protester contre l'arbitraire
patronal ou gouvernemental, la grève, partielle ou générale, reste et demeure
la seule arme du prolétariat.
En
ce qui concerne la grève générale expropriatrice, premier acte révolutionnaire
qui sera marqué par la cessation immédiate et simultanée du travail en régime
capitaliste, le Congrès affirme qu'elle ne peut être que violente. Elle aura
pour objectif :
1° de priver le capitalisme et l'état de toute possibilité d'action en
s'emparant des moyens de production et d'échange et de chasser du pouvoir ses
occupants du moment ;
2° de défendre les conquêtes prolétariennes qui
doivent permettre d'assurer l'existence de l'ordre nouveau ;
3° de remettre en marche l'appareil de la production
et des échanges, après avoir réduit au minimum
– pour la prise de possession - le temps d'arrêt de la production et des
échanges ruraux et urbains ;
4° de remplacer le pouvoir étatique détruit par une
organisation fédéraliste et rationnelle de la production, de l'échange et de la
répartition
Confiant
dans la valeur de ce moyen de lutte, le Congrès déclare que le prolétariat, non
seulement saura prendre possession de toutes les forces de production, détruire
le pouvoir étatique existant, mais encore sera capable d'exploiter ces forces
dans l'intérêt de la collectivité affranchie et de les défendre contre toute
entreprise contre-révolutionnaire, les armes à la main, et de donner à
l'organisation sociale la forme qu'exigera le stade d'évolution atteint par les
individus vivant à cette époque.
Il
déclare que le terme des conquêtes révolutionnaires ne peut être marqué que par
les facultés de compréhension des travailleurs et les possibilités de
réalisation de leurs organismes économiques, dont l'effort devra être porté au
maximum.
Par
là, le Congrès indique que la stabilisation momentanée de la révolution doit
s'accomplir en dehors de tout système préconçu, de tout dogme, comme de toute
théorie abstraite, qui seraient pratiquement en contradiction avec les faits de
la vie économique qui doit nécessairement donner naissance à la vie politique
et sociale exprimant l'ordre nouveau.
Proclamant
son attachement indéfectible à la lutte révolutionnaire, le Congrès tient, pour
bien préciser sa pensée, à déclarer qu'il considère la révolution comme un fait
social, déterminé par la contradiction permanente des intérêts des classes en
lutte, qui vient tout à coup marquer brutalement leur antagonisme en rompant le
cours normal de leur évolution qu'il tend à précipiter.
En
conséquence, il déclare que le syndicalisme (comme tous les autres mouvements)
a le droit de l'utiliser, suivant ses desseins, pour atteindre le maximum des
buts qu'il s'est fixé, sans confondre son action avec celles des partis qui
prétendent, eux aussi, transformer l'ordre politique et social et préconisent
pour cela la dictature prolétarienne et la constitution d'un état soi-disant provisoire.
En
dehors de cette action essentielle, le Congrès déclare que, par son action
revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des
efforts ouvriers, l'accroissement du mieux-être des travailleurs par la
réalisation d'améliorations immédiates, telles que : la diminution des
heures de travail, l'augmentation des salaires, etc., il prépare chaque jour
l'émancipation des travailleurs qui ne sera réalisée que par l'expropriation du
capitalisme. En condamnant la " collaboration des classes " et
" le syndicalisme d'intérêt général ", le Congrès tient à
déclarer que ce ne sont pas les discussions inévitables entre patrons et
ouvriers qui constituent des actes de collaboration de classes. En ne voyant
dans ces discussions qui résultent de l'état de choses actuel qu'un aspect de
la lutte permanente des classes, le Congrès précise que la collaboration des
classes est caractérisée par le fait de participer, dans des organismes
réunissant des représentants des ouvriers, des patrons ou de l'état, à l'étude en commun des problèmes
économiques dont la solution apportée ne saurait que prolonger, en la
renforçant, l'existence du régime actuel.
Considérant que dans la
période prérévolutionnaire le rôle du syndicalisme est de dresser une
opposition constante aux forces capitalistes, de diminuer le pouvoir patronal
en augmentant celui du syndicat, le Congrès estime que ces résultats ne peuvent
être obtenus que par l'introduction du contrôle syndical dans les entreprises
capitalistes, par la création des comités et des conseils d'ateliers, d'usines,
de bureaux, de chantiers, de gares, de ports, de fermes ou d'exploitations
agricoles dans tous les domaines de la production.
En même temps que sera
menée à bien la besogne de documentation, d'éducation technique et
professionnelle en vue de la réorganisation sociale, sera enfin réalisé, dans
les meilleures conditions, l'apprentissage de classe de la gestion.
En indiquant que les
syndicats constitueront les cadres de la société nouvelle, le Congrès déclare
qu'en ouvrant l'accès du syndicat aux techniciens et aux savants, ceux-ci s'y
trouveront placés sur un pied de complète égalité avec les autres travailleurs.
C'est de la collaboration intelligente et amicale de tous ces éléments que
surgira le véritable Conseil économique du travail, qui aura pour mission de
poursuivre le travail de préparation à la gestion des moyens de production,
d'échange et de répartition et aura à charge, sous la direction des Congrès, de
chercher les moyens les meilleurs pour faire aboutir les revendications
ouvrières.
Le Congrès affirme à
nouveau que le syndicalisme doit vivre et se développer dans l'indépendance
absolue, qu'il doit jouir de l'autonomie complète qui convient à son caractère
de force essentielle de la révolution. Par sa doctrine, ses buts, son action
corporative et sociale, le syndicalisme s'affirme comme le seul mouvement de
classe des travailleurs. Il est capable de réaliser, par lui-même, aux
différents stades de l'évolution humaine, aussi bien le communisme organisé que
le communisme libre.
Cela implique qu'il ne
peut concourir à la poursuite des objectifs politiques affirmés par les partis
et qu'il ne peut lier son action à la leur. L'affirmation sans cesse plus nette
des buts poursuivis par les autres confédérations syndicales et leurs partis
oblige la CNT à répudier toutes alliances avec ces forces sur le terrain
révolutionnaire. En effet, s'il est encore possible de réunir dans une action
corporative commune toutes les forces ouvrières groupées dans les différentes
confédérations syndicales, il est indéniable que toute conjugaison de ces mêmes
forces pour une lutte révolutionnaire apparaît inutile et vaine en raison de
l'opposition fondamentale des buts que se sont assignés les diverses fractions
du syndicalisme.
De toute évidence,
cette incompatibilité d'action révolutionnaire s'étend " a fortiori "
aux ententes avec les partis politiques ouvriers qui, tous, sans exception,
veulent et c'est leur raison d'être - instaurer un état politique dont ils auraient la direction. état dont le syndicalisme
révolutionnaire proclame la nocivité et nie la nécessité.
En conséquence, le
Congrès déclare que la CNT ne peut unir ses efforts à ceux des autres
confédérations syndicales que sur le terrain de l'action quotidienne. Il est
d'ailleurs persuadé que l'unité de toutes les forces révolutionnaires se
réalisera sur le terrain de classe, dans la phase décisive de destruction de l'état bourgeois et du capitalisme pour
se continuer dans la période constructive, qu'elle se scellera par l'entrée de
tous les travailleurs dans leur groupement naturel : le syndicat, organe
complet de production, d'administration et de défense d'une société reposant
exclusivement sur le travail, sa répartition, son échange, de la base au faîte
de son édifice.
Considérant que, plus
que jamais, les travailleurs ont pour devoir de se tendre la main par-dessus
les frontières et de proclamer qu'ils appartiennent à une même classe - celle
des exploités.
Le Congrès estime que,
pour opposer un front unique, commun et irrésistible à la puissance
capitaliste, les ouvriers doivent se réunir au sein d'un organisme
international dans lequel ils retrouveront le prolongement de leur propre
action de classe qu'ils engagent dans chaque pays, contre leur patronat
respectif.
Il estime que la place
d'un mouvement syndical basé sur la lutte de classes ne peut être que dans une
Internationale qui accepte les principes suivants : autonomie complète,
indépendance absolue du syndicalisme dans l'administration, la propagande, la
préparation de l'action, dans l'étude des moyens d'organisation et de lutte future
et dans l'action elle-même.
Ayant ainsi défini sa
compréhension de l'action du syndicalisme révolutionnaire sur le terrain
national et international, le Congrès donne l'adhésion de la CNT à
l'Association Internationale des Travailleurs.
Il proclame que cette
Internationale est la continuation logique de la Première Internationale, de
même que la CNT est la continuation de la CGT de 1906.