Grandes manœuvres dans le spectacle
De manière récurrente, les
« intermittents « du spectacle apparaissent, dans les médias,
comme une nouvelle force de contestation, notamment contre le (ou les)
gouvernement Raffarin. On les a vus aux côtés des chercheurs et des enseignants
où ils seraient les victimes d'une « guerre contre l’intelligence ».
Et, plus récemment, comme une force de proposition à travers le « nouveau
modèle » présenté aux parlementaires par la coordination nationale.
Comment une centaine de milliers de travailleurs, loin d’être tous en
lutte peuvent-ils être perçus comme une réelle force ? Dans quelle mesure
est-ce dû au côté spectaculaire de certaines manifestations, à
l’instrumentalisation de leurs actions par « la gauche » ou à la
création d’un réel rapport de force ?
Les manœuvres
Pour essayer de répondre à ces questions,
un retour sur les évènements du début de l’été 2003 est nécessaire.
Comme à l’accoutumée, tout commence par
l’appel à la mobilisation lancé par la CGT-spectacle (en tant que partenaire
social elle est au fait du calendrier des négociations au sein de l’UNEDIC et
peut y adapter un calendrier de mobilisations répondant à ses besoins). Alors
que les réunions au sein de l’UNEDIC doivent avoir lieu les 3, 6 et 11 juin et
que le mouvement contre la réforme des retraites et de l'Éducation Nationale
voit ses derniers « temps forts » les 3, 10 et 12 juin, à
Marseille (ainsi que dans plusieurs autres villes), la CGT n’appellera à la
grève dans le spectacle que le 11, dernier jour de la négociation à l'UNEDIC.
Ce jour-là, la signature du protocole d’accord étant reportée au 26, la CGT
suspend son préavis de grève jusqu'à cette date. Il apparaît là une volonté
manifeste de ne pas interférer sur la négociation en cours (domaine réservé !)
mais plutôt d'intervenir ensuite auprès du gouvernement pour tenter d’empêcher
la ratification de l’accord et de se démarquer du mouvement social alors en
cours. Des coordinations inter-pro issues du mouvement retraites/éducation
(souvent mues par un certain gauchisme) tenteront de créer des liens qui
permettraient de leur donner un second souffle. Elles n'y parviendront pas
vraiment malgré les similitudes existant entre les causes de ces conflits : il
s'agit dans les deux cas de la męme offensive du Capital et de l'État
contre les salaires socialisés. Męme si ceci a pu être nommé dans
certaines AG d'intermittents, c'est l'argument de « la défense de la
Culture » ressassé depuis des années, notamment par la CGT qui sera
mis en avant. Cet argument, favorisant le corporatisme, va faire des journées
du 11 et 26 juin des journées de grève assez massive, particulièrement dans le
spectacle vivant. Les employeurs ne s'opposeront pas à ces « temps
forts ».
Les grèves
Après le 26 juin la grève sera plus
confuse, diverse selon les entreprises et diversement vécue au sein des
entreprises. De cette confusion il peut ressortir trois types de rapports entre
employeurs et salariés :
- Les rapports consensuels ; on
les retrouve surtout dans les petites compagnies où le patron peut être
lui-męme intermittent, salarié d'une association. Ici, il est difficile de
savoir si c'est la grève des salariés qui provoque l'annulation des spectacles
(rupture de contrat commercial du fait de l'employeur) ou si c'est un lock-out
que les salariés subissent en pensant faire grève. La confusion est parfois
telle que certains salariés pensent ne pas avoir de patron ou le voient comme
leur égal.
- Les rapports opportunistes,
comme par exemple, au Festival
Montpellier Danse où la direction est obligée d'annuler à cause de la grève
(réelle) des techniciens et de l'annulation des spectacles de plusieurs compagnies
devant s'y produire. Les pertes financières en cas d'annulation étant minimes
dans le cas d'une manifestation très largement subventionnée, le directeur peut
rapidement annoncer cette annulation en assurant les intermittents de son
soutien inconditionnel. Surfant de la sorte sur la crise il sera cité comme un
des fers de lance de la lutte aux côtés des directeurs des compagnies ayant
annulé leurs prestations !
Les rapports conflictuels, si la
quasi-totalité des employeurs du secteur ont intérêt à ce que leurs salariés
intermittents aient un bon chômage, des conflits entre directions et salariés
vont voir le jour à propos des modes d'action : la grève n'est pas du goût de
tous, notamment de certains directeurs de festival (Aix, Avignon, Francofolies,
…). Dans la plupart de ces cas l'enjeu financier est plus important, la part
d'autofinancement plus grande. Les directions vont tout mettre en œuvre pour
essayer de détourner leurs salariés de la grève (de la rédaction de
« lettre ouverte aux partenaires sociaux » au chantage au dépôt
de bilan en cas d'annulation, en passant par la mise en place de
« commission de coordination »).
Or, si ce conflit n'est pas directement un
conflit entre les salariés et leurs employeurs, la grève n'en reste pas moins
un moyen d'action cohérent pour montrer que sans une certaine catégorie de
travailleurs aucun spectacle ne peut avoir lieu et que le spectacle génère des
profits directs et indirects.
Męme s'il apparaît nécessaire, pour
les salariés, le choix de la grève est difficile : pour beaucoup, c'est la
période de l'année pendant laquelle on travaille le plus, et donc, celle où on
fait ses heures pour une réouverture de droits au chômage. La grève sera
pourtant effective sous différentes formes : grèves immédiates illimitées
dès le 26 ou menace de grève à partir des premières représentations. La grève
et ses formes constitueront l'essentiel des débats dans les AG qui vont se
constituer au sein de certaines entreprises. Souvent ces AG seront quotidiennes
et vont parfois réunir plus d'une centaine de salariés. Dans certaines, il sera
clairement posé la différence d'intérêts entre salariés et employeurs au
maintien d'un bon chômage pour les intermittents (une partie de leurs revenus
pour les premiers et un moyen de pression sur les salaires pour les seconds).
Parallèlement vont se (re)former des
coordinations d'intermittents, avec ou sans la CGT. Comme par le passé, elles
sont constituées de salariés et de petits employeurs, syndiqués ou non. Y
participeront essentiellement ceux qui, à ce moment-là, sont sans emploi
(parfois en conséquence d'annulations). Ne pouvant, de fait, mettre en œuvre la
grève, elles vont privilégier les actions tournées vers l'extérieur dont les
plus radicales sont les blocages de spectacles et vont développer un activisme
dans lequel l'annulation des grands festivals devient un but en soi. Dès lors,
les annonces d'annulation de représentations et de festivals vont se multiplier.
Le paroxysme sera atteint à Avignon lors de la journée d'action du 8 juillet.
Ce jour-là, la grève appelée par la CGT et les coordinations est très largement
suivie et les projecteurs sont tous tournés vers Avignon où le personnel du
festival tient une AG pour décider de la grève pour le lendemain, jour de
l'ouverture du festival. Très tard dans la nuit la grève est votée, le
lendemain la direction annonce l'annulation du festival.
Les annulations
Si l'annulation des gros festivals ainsi
que celle des spectacles de petites compagnies ressemble à une victoire pour
beaucoup, elle reste le fait de leurs directions et les travailleurs de ces
structures se retrouvent dès lors privés de leur moyen de pression. Il ne leur
reste plus qu'à aller grossir les rangs de « l'agitation
extérieure » et provoquer de nouvelles annulations par de nouveaux
blocages. Dans le męme temps les réunions entre dirigeants de compagnies,
directeurs de manifestation et autres patrons du secteur vont se multiplier.
D'après les médias, le festival d'Avignon s'est transformé, après son
annulation, en un « fantastique forum sur la Culture et la
création ». En prenant la décision finale de l'annulation, les employeurs
se réapproprient le débat et le recadrent sur l'avenir de la Culture, par
conséquent, posent le problème en termes de subventions. Ce faisant, ils
entérinent le fait que les allocations chômage de leurs salariés soient un mode
de subventionnement de leurs entreprises, ce qui est possible en pratique par
« le recrutement au meilleur compte de leurs salariés en externalisant
sur l’assurance chômage une partie des coûts de rémunération. » *
en clair, en nous faisant travailler sans nous salarier ! Malgré ce, le
mouvement des intermittents continue d'apparaître comme lié à la défense de la
Culture, ce qui permet de masquer la contradiction.
Dépossédé de ses moyens d'action,
désorienté, le mouvement va s'étioler durant l'été. Par des actions sporadiques
et spectaculaires (notamment vers la télévision), les intermittents vont
réussir à ne pas tomber dans
l'oubli.
Les propositions
Certaines coordinations vont se maintenir.
Elles constitueront une coordination nationale. Parallèlement se met en place
un « Comité de suivi », constitué de représentants de la coordination
nationale, des syndicats de salariés, d'organisations patronales de la
profession et d'élus de divers partis politiques. Parmi ceux-ci, on retrouve
des élus locaux en leur temps très hostiles aux intermittents, par exemple, la
mairesse d'Aix-en-Provence qui, comme le fit un syndicat d'hôteliers et
bistrotiers, porta plainte contre X pour les pertes financières conséquentes à
l'annulation du Festival d'Art Lyrique. Si la fonction officielle du Comité de
suivi était d'évaluer les effets du nouvel accord, il a plutôt été un groupe de
pression sur le gouvernement pour que la prochaine saison de Festivals ne soit
pas à nouveau un festival d'annulations. Ce comité va soutenir la présentation
aux parlementaires du « nouveau modèle », la plateforme de
propositions produite par la coordination nationale. Cette proposition
représente un conséquent travail de traduction en équations comptables des
valeurs morales qui sous-tendent les calculs d'indemnités. Si les anciens
accords mettaient surtout en valeur le mérite et tendaient au maintien du
niveau de vie lors des périodes chômées, le mode de calcul élaboré par la
coordination se veut plus « juste » **. Les principaux axes sont
de réduire « l’écart entre les faibles et les fortes indemnités » **,
de dissuader certains types de fraude et de rendre moins aléatoire l'obtention
de nouveaux droits par le recours à une date anniversaire fixe. En effet, la
principale mesure de l'accord du 26/06/03 est l'instauration d'une date de
réexamen des droits "glissante« jusqu'à l'épuisement du capital de
jours indemnisables acquis lors de la précédente ouverture de droits. La
conséquence prévisible de cette mesure est l'exclusion de nombre de
travailleurs du système d'indemnisation.
Certes, les intentions de la coordination
sont généreuses (élargir le champ d'application de ce régime « … non
plus au regard de listes de métiers et de secteurs d’activité, mais au regard
des pratiques de travail. » **), mais la lecture attentive du
« nouveau modèle « laisse entrevoir son caractère éminemment
corporatiste, probablement dû à la composition sociologique de ceux qui l'ont
élaboré (salariés intermittents et petits patrons du spectacle).
Quand la coordination remet en cause la
représentativité des syndicats et organisations patronales, ce n'est pas pour
poser la question de la présence des patrons dans les organismes de gestion de
nos salaires socialisés, c'est pour y réclamer la présence de représentants des
salariés et des employeurs… de la corporation !
Les motivations de cette proposition
cautionnent certaines pratiques et en préconisent d'autres que nous ne saurions
défendre. D'un côté, le fait qu'une « part de l’activité pouvant être
réalisée en dehors des périodes d’emploi. » ** est considéré
comme une des caractéristiques justifiant un régime spécifique plutôt que comme
une forme de travail au noir non payé. D'un autre côté, pour lutter contre la
fraude consistant à dissimuler des périodes d'emploi, il est proposé une
formule de calcul de l'indemnité journalière qui se veut dissuasive parce
qu'elle « permet, sans être pénalisé, d’accepter et de déclarer tout
type de contrat, męme ceux où l’allocataire percevrait des salaires plus
faibles que d’habitude. » **. Encore une fois, leur chômage
semble plus préoccuper certains intermittents que le niveau de leurs salaires,
comme si les deux étaient dissociés.
Cette confusion apparaît clairement dans
les propositions de financement. Si le déplafonnement et la hausse des
cotisations sont envisagés « il est nécessaire d’avoir recours à
d'autres sources de financement que la cotisation. » **. Or, le
recours à l'impôt comme moyen de financement des allocations chômage est
assimilable à un mode de subvention à la discrétion de l'État, ce n'est plus du
salaire socialisé émanant d’une solidarité interprofessionnelle. Cette piste
d'un fonds spécifique qui ne soit pas issu des cotisations sociales est,
d'ailleurs, la voie préconisée par la CFDT pour sortir du conflit.
Les manœuvres 2 (le retour)
Du fait de l'alternance d'actions
spectaculaires et de propositions « responsables », le soutien des
partis politiques de gauche à la lutte des intermittents sera quasi
inconditionnel. L'affirmation de ce soutien va donc ętre utilisée par ces
derniers dans leur propagande lors des élections ayant lieu durant cette
période.
La dernière action spectaculaire qui va
retenir l'attention des médias a lieu au Festival de Cannes. On y retrouve
entre autres la CGT-spectacle, la coordination et les gauchistes du « KO
social ». Dans les AG qui doivent décider des actions de fortes tensions
voient le jour entre les plus radicaux (précaires de la coordination
Île-de-France, KO social, etc.) et ceux qui veulent donner une image plus
« raisonnable ». La décision d'une délégation montant les marches du
Palais des Festivals avec, dans le dos, les lettres du mot
« ABROGATION » est finalement adoptée. Des négociations en
coulisse entre la CGT et la direction du Festival imposeront un autre choix.
Nous verrons donc des intermittents (essentiellement adhérents de la CGT)
gravir les marches, en costume, avec dans le dos des lettres formant le mot
« NÉGOCIATION ». La CGT reprend ainsi le contrôle du mouvement.
De son côté, le Ministre de la culture,
après avoir reçu les représentants officiels (syndicats et organisations
patronales) ainsi que la coordination nationale, saura saisir la perche du
fonds spécifique revendiqué par la CFDT et évoquée dans le « nouveau
modèle ». Il va habilement promettre un fonds de 20 millions d'euros dans
un premier temps, puis de 80 millions
finalement, pour repêcher les intermittents exclus du système par le nouvel
accord. « Le compte n'y est pas ! « répliquent CGT et
coordination. La coordination des intermittents et précaires d'Île-de-France,
incapable de déclencher seule une nouvelle mobilisation, lance une pétition
pour appeler les syndicats CGT et FO à « lancer un appel à une grève
nationale reconductible jusqu’à l’abrogation du protocole du 26 juin et
l’ouverture de négociations avec l’ensemble des concernés ». La CGT
arguant qu'il y a tout de męme une avancée, n'appellera à aucune action
tout en assurant de son soutien toutes celles qui seraient engagées par les
intermittents. Il s'agit, pour la centrale, d'être
« responsable « dans son rôle de partenaire social sans pour
autant paraître trahir sa base. Il apparaît ici, comme lors du conflit sur les
retraites, que męme lorsqu'elles sont désavouées, les grandes centrales
restent, aujourd'hui, incontournables pour déclencher une mobilisation ou une
grève générale.
Seule la lutte (de classe) paie
La création d'une « Allocation de
Fonds Spécifique Provisoire « pour indemniser les intermittents exclus par
la nouvelle convention fait l'objet d'un accord entre l'État et l'UNEDIC depuis
le premier juillet 2004. Cet accord est valide jusqu'au 31 décembre 2005 (date
prévue pour la négociation d'une nouvelle convention à l'UNEDIC).
Loin d'être une victoire (sauf,
peut-être, du point de vue de la CFDT), cette petite
« reculade « du gouvernement semble être le prix minimum à
payer pour assurer la paix sociale pendant la saison des festivals. Les
différents soutiens et propositions ont probablement influencé la forme qu'a
prise cette concession (intervention de l'État, mesure provisoire, extérieure à
la solidarité interprofessionnelle). Mais ce qui a motivé cette réaction c'est
bien la crainte de voir se reproduire les pertes financières directes et
indirectes dues aux réelles actions de lutte de l'été précédent : les grèves et
sabotages. Les annulations que ces actions ont provoquées ont démontré que la
Culture est bien une marchandise (quoi que veuillent croire certains) et que
sans certains travailleurs cette marchandise n'est plus produite. À ce
moment-là, un véritable rapport de force s'est établi, échappant au contrôle de
la CGT, rompant parfois avec le traditionnel corporatisme. Le caractère de
lutte de classe de ce conflit apparaît plus clairement quand, à la nouvelle
saison, des employeurs refusent de réembaucher certains salariés à cause de
leur implication dans ces actions.
Reste que l'adage « the show must
go on » a été battu en brèche et qu'il y a là un précédent
notable dans l'histoire des conflits dans le spectacle.
Gilles – Syndicat intercorporatif
de Marseille CNT-AIT
* : Citation
extraite du résumé du rapport de Jean Roigt (Inspecteur Général des Affaires
Sociales) et René Klein (Inspecteur Général de l'administration des Affaires
Culturelles) commandé par le Ministre de la Culture en Septembre 2002 (cf. Le
Combat syndicaliste n° 185).
** : Citations
extraites du "nouveau modèle", plateforme de propositions de la
coordination nationale.
PS : Une
brochure compilant les tracts du secteur spectacle de l'interco Marseille
depuis 1996 est disponible à : CNT-AIT Vieille Bourse du Travail 13,
rue de l'Académie 13001 Marseille (1,50 €).