L’esclavage peut changer de forme et de nom – son fond reste le même. Ce fond se laisse exprimer par ces mots : être esclave, c’est être forcé de travailler pour autrui, comme être maître, c’est vivre du travail d’autrui. Dans l’antiquité, comme aujour-d’hui en Asie, en Afrique, et comme dans une partie de l’Amérique encore, les esclaves s’appelaient tout bonnement des esclaves. Au moyen âge ils prirent le nom de serfs, aujourd’hui on les appelle salariés. La position de ces derniers est beaucoup plus digne et moins dure que celle des esclaves, mais ils n’en sont pas moins forcés par la faim, aussi bien que par les institutions politiques et sociales, d’entretenir par un travail très dur le désœuvrement absolu ou relatif d’autrui. Par conséquent, ils sont des esclaves. Et, en général, aucun État, ni antique, ni moderne, n’a jamais pu ni ne pourra jamais se passer du travail forcé des masses soit salariées, soit esclaves, comme d’un fondement principal et absolument nécessaire du loisir, de la liberté et de la civilisation de la classe politique : des citoyens. [..]
Telles sont les conditions intérieures qui découlent nécessairement pour l’État de sa position extérieure, c’est-à-dire de son hostilité naturelle, permanente et inévitable envers tous les autres États. Voyons maintenant les conditions qui découlent directement pour les citoyens du libre contrat par lequel ils se constituent en État.
L’État n’a pas seulement la mission de garantir la sécurité de ses membres contre toutes les attaques venant du dehors, il doit encore intérieurement les défendre les uns contre les autres et chacun contre lui-même. Car l’État – et ceci constitue son trait caractéristique et fondamental – tout État, comme toute théologie, suppose l’homme essentiellement méchant et mauvais. Dans celui que nous examinons maintenant, le bien, avons-nous vu, ne commence qu’avec la conclusion du contrat social et n’est, par conséquent, que le produit de ce contrat – son contenu même. Il n’est pas le produit de la liberté. Au contraire, tant que les hommes restent isolés dans leur individualité absolue, jouissant de toute leur liberté naturelle à laquelle ils ne reconnaissent d’autres limites que des limites de fait, non de droit, ils ne suivent qu’une seule loi, celle de leur égoïsme ; ils s’offensent, se maltraitent et se volent mutuellement, s’entr’égorgent et s’entre-dévorent, chacun dans la mesure de son intelligence, de sa ruse et de ses forces matérielles, comme le font aujourd’hui, ainsi que nous l’avons déjà observé, les États. Donc la liberté humaine ne produit pas le bien, mais le mal, l’homme est mauvais de sa nature. Comment est-il devenu mauvais ? C’est à la théologie de l’expliquer. Le fait est que l’État, en naissant, le trouve déjà mauvais et se charge de le rendre bon, c’est-à-dire de transformer l’homme naturel en citoyen. A ceci on pourra observer, que puisque l’État est le produit d’un contrat librement conclu par les hommes, et que le bien est le produit de l’État, il s’ensuit qu’il est celui de la liberté ! Cette conclusion ne sera pas juste du tout. L’État même dans cette théorie n’est pas le produit de la liberté, mais au contraire du sacrifice et de la négation volontaire de la liberté. Les hommes naturels, absolument libres de droit, mais dans le fait exposés à tous les dangers qui à chaque instant de leur vie menacent leur sécurité, pour assurer et sauvegarder cette dernière, sacrifient, renient une portion plus ou moins grande de leur liberté, et en tant qu’ils l’ont immolée à leur sécurité, en tant qu’ils sont devenus citoyens, ils deviennent les esclaves de l’État. Nous avons donc raison d’affirmer qu’au point de vue de l’État le bien naît non de la liberté, mais au contraire de la négation de la liberté.