Á propos de la lutte armée
« Maudite soit la prison, sépulture des hommes vivants où les braves s’entretuent et où les amis se perdent ». Paroles de gitans 1.
Toute question tournant autour de la lutte armée semble condamnée à tomber dans un débat bipolaire. Lorsque se pose le problème des prisonniers, les partisans d’une libération (où même d’une amélioration de leurs conditions) sont systématiquement assimilés aux terroristes. Adroite censure qui isole les victimes de la répression étatique et condamne doublement le « terroriste » : à la prison d’abord, aux traitements les plus inhumains ensuite puisqu’elle interdit de replacer le débat au niveau des droits de l’individu. Particulièrement réactifs à ce genre de manipulation, les libertaires, et c’est heureux, ont toujours assuré une solidarité élémentaire avec les prisonniers politiques qui ont opté pour la lutte armée. Mais, parfois, ils se sont laissés entraîner dans cette logique bipolaire. Là où la majorité n'osait parler des prisonniers, de peur d’être assimilée à leurs actes, les libertaires ont affirmé haut et fort leur indignation face à la répression… et certains regardèrent avec complaisance la lutte armée. S’il est indispensable de soutenir les prisonniers politiques de lutte armée qui sont aujourd’hui broyés par l’appareil d’état, il convient tout autant d’adopter une attitude claire sur la stratégie qu’ils ont assumée.
à bas toutes les prisons
Il n’est pas si lointain le temps où la peine de mort était présentée comme l’ultime rempart face au crime et au sang. Et que savons-nous aujourd’hui ? Malgré les mises en garde alarmistes des partisans de l’assassinat public, les pays qui n’appliquent plus la peine de mort ne sont pas ceux qui connaissent les plus forts taux d’homicide. Aux États-Unis, l’état du Texas exécute à tour de bras – des noirs, bien sûr, à 90 % – et les morts violentes sont pléthore. Ce même état applique la tolérance zéro… et les taux de criminalité ne baissent pas, au contraire, ils augmentent avec la misère croissante.
Quand viendra-t-il le temps d’une discussion rationnelle sur la prison, sa justification, sa réalité et son utilité supposée ?
L’argumentaire en faveur des prisons ne peut se prévaloir d’une quelconque efficacité : la prison n’a jamais stoppé la délinquance, elle ne remet pas sur « le droit chemin ». Les centres fermés, remis en fonctionnement avec la vague sécuritaire, avaient été abandonnés par manque de résultats : les adolescents récidivaient à 90 %, l’année même de leur sortie… Non, l’argument le plus efficace reste celui qui fut utilisé pour la peine de mort : s’il n’y avait pas de prisons ce serait pire.
Promiscuité inhumaine ou isolement total qui pousse à la démence, maltraitances 2, aliénations en tous genres, suppression de fait de tous les droits et, particulièrement, celui de la liberté d’expression, la prison détruit la dignité, elle est un véritable instrument de torture quand la peine se prolonge. C’est aussi un immense supermarché où tout se monnaie : les prisonniers sont une main-d’œuvre facile et pratiquement gratuite ; pour eux, nul besoin de faire semblant de respecter un quelconque droit du travail. Pas de syndicats en prison ! Les salaires varient entre 75 et 200 euros par mois. Mais le prisonnier reste un client, en prison tout se paie au prix fort : 8 euros par mois pour un frigo, 30 pour la télé et combien pour le rasoir, le dentifrice, le gel douche… Passons là, il y a trop à dire. Intégrons simplement cette dimension : la prison n’est pas une abstraction, une idée en l’air, c’est une réalité qui broie les individus et les remplit de haine et de ressentiment.
La prison est aussi un appareil à punir les pauvres 3, et ce n’est pas un hasard de voir l’état en construire de nouvelles, quand il démantèle tout ce qui reste du système social d’après guerre. à aucun moment, la prison n’est une solution pour pacifier la société. Pour cela, il faudrait résoudre deux problèmes : la question politique et la question sociale. Tant que l’ensemble de la population délèguera son pouvoir au lieu d’assumer directement les décisions qui la concernent, les actes irresponsables seront nombreux, on n’infantilise pas les gens sans risque ; sans justice sociale, dans une société de pauvres et de riches, pas de solution possible sinon la guerre, la guerre aux pauvres, dont l’expression la plus affinée reste la prison. Mais dans cette situation, il ne faut pas s’étonner de voir les pauvres se rebeller et opposer à la violence de l’état, leur propre violence. Violence symbolique, sans commune mesure, violence parfois mal orientée, violence quand même.
Par delà les écrans de fumée, les arguments rhétoriques, nos dirigeants comprennent bien ces enjeux. Et c’est cela que payent les prisonniers politiques avec un traitement particulier. Victimes parmi les victimes, la machine carcérale les tue. Un seul exemple : Joëlle Aubron, membre d’Action Directe, a été opérée le 16 mars d’une tumeur au cerveau. Elle a été menottée à son lit pendant une semaine, puis, fin mars, des deux bras. Les quatre d’Action Directe ont fait 21 ans de prison dans des conditions d’exception qui ont eu des conséquences sur leur santé : ils sont tous gravement malades. Tous sont libérables, seule Joëlle Aubron l’a été, mais ses jours sont comptés. Comment ne pas souscrire à l’exclamation de Claude Guillon : « Ils disent que Ménigon, Cipriani, Rouillan et Aubron doivent d’ores et déjà être considéré(e)s comme des cadavres ! » Critiquant (en 1985) l’absurdité de la stratégie armée d’AD, j’avais qualifié ses militants de « bouffons sanglants » […] Qui, aujourd’hui, sont les bouffons sanglants, qui sont les assassins ? Un aliéné, une hémiplégique et deux cancéreux, pitoyable tableau de chasse pour une loi du talion qui n’ose dire son nom ! » 4
S’il est encore utile de rappeler le devoir de solidarité que nous devons avoir avec les prisonniers, et notamment les prisonniers politiques, et la nécessité de combattre la prison, laissons le dernier mot à Jean-Marc Rouillan :
« Que dire des bigots croyant jusqu’au ridicule à l’abolition de la peine de mort dans ce pays… Quelle connerie ! Il suffit qu’ils viennent faire un tour dans un de ces mouroirs [...]. Oui, mais il y a une différence entre la lame de dame guillotine et le lent empoisonnement des jours cellulaires… » 5
La lutte armée est-elle
pertinente ?
Mais le fait d’être victime ne donne pas raison. La lutte armée est contestable à plus d’un titre. En 1992, un groupe de débat 6, à Bilbao, avait publié les conclusions de leur réflexion et relevé un certain nombre de contradictions :
« La clandestinité-illégalité rend souvent impossible l’échange d’informations ou la connexion avec les différents mouvements sociaux, ce qui peut figer aussi bien le discours que la pratique. L’avant-gardisme produit une soumission et une subordination des autres luttes à ce que l’on suppose être la lutte par excellence. [Alors] il se crée une coalition de caractère politico-idéologique dont la représentation suprême est le groupe armé spécifique.
La militarisation implique une certaine hiérarchie interne.
Dynamique de choc : l’attaque [du groupe armé] riposte [de l’état] génère une spirale de la violence. On tombe dans les structures qui jalonnent le système ; on ne réfléchit plus au pourquoi d’une action, mais uniquement à ses conséquences.
Spécialisation et professionnalisation.
Recherche de la transcendance. On recherche la propre survie du groupe qui peut se convertir en une fin en soi.
Le nom du groupe implique une délimitation et un terrain idéal pour la propagande spectaculaire du système.
La lutte quotidienne n’est plus favorisée. Toute l’activité tourne autour de l’organisation armée. On prive les bases de la capacité à prendre elles-mêmes leurs décisions, car le renforcement de l’organisation est plus important que les luttes autogérées du peuple.
Il se crée des groupes qui se mobilisent par idéologie, plutôt que de riposter concrètement aux attaques du système.
On cherche à accumuler des forces autour de certains postulats en canalisant les luttes vers des affrontements abstraits (le sens ultime de la lutte armée n’apparaît pas).
Le groupe armé a tendance à être parasitaire, tout tourne autour de lui, ce qui crée une parcellisation de sa lutte. La perspective critique cesse d’être globale, ce qui la rend intégrable par le système dont on n’attaque plus l’ensemble de la domination. La base du mouvement se perd à être manipulée par le pouvoir, parce que la lutte ne se base plus sur l’affrontement entre l’état et le peuple, mais qu’elle devient un combat entre l’état (vu comme une unité légitime et consensuelle) et le groupe armé.
Le terrorisme peut renforcer l’idéologie dominante. Le message final peut faire penser à la majorité que le sens de la lutte n’est pas tant d’attaquer l’état mais les gens eux-mêmes (« le prochain ce pourrait être toi »), théorie qui a été renforcée, par exemple, par la stratégie des voitures piégées [au Pays Basque].
Affrontement entre deux armées (guerre). Il se crée deux pôles opposés pour lesquels il n’y a pas d’alternative. Les mouvements populaires qui sortent de ce jeu sont réprimés. On entre dans une lutte pour le maintien du pouvoir, dans laquelle le peuple devient quelque chose de totalement accessoire.
[On finit par] s’autoproclamer juge et bourreau. »
Bien sûr, cette analyse s’applique aux sociétés occidentales (elle n’a d’ailleurs pas prétention d’être universelle) et dans le contexte actuel où « d’autres voies d’expression » sont possibles. Et le mouvement libertaire a tout intérêt à développer l’action non-violente.
La non-violence et la
révolution.
Pas un auteur anarchiste ne justifie la violence mais, bien souvent, sous prétexte de la reconnaître comme nécessaire, nous lorgnons de son coté. Il est essentiel de rappeler avec Hem Day que « la violence n’est pas anarchiste », que « l’anarchie c’est l’ordre sans gouvernement ; c’est la paix sans violence ; c’est le contraire précisément de tout ce qu’on lui reproche soit par ignorance, soit par mauvaise foi » 7. Comment, en effet, rechercher l’harmonie entre nos idées et les impératifs d’une guerre (ou d’une lutte armée) ? Les réflexions du groupe de Bilbao rappellent le constat fait par Barthélemy De Ligt à propos de la guerre d’Espagne : « Nous pouvons dire en toute sûreté que plus la violence est employée dans la lutte de classe révolutionnaire moins cette dernière a de chance d’arriver à un succès réel. […]. Parce que nous savons par d’amères expériences, personnelles aussi bien que sociales que, lorsque, dans n’importe quel domaine, nous faisons usage de moyens qui sont essentiellement en contradiction avec le but poursuivi, ces moyens nous détourneront inévitablement de celui-ci, même s’ils sont appliqués avec la meilleure intention. » 8
Il n’est pas question de nier l’évidence : le projet anarchiste nécessite un changement global de société en totale contradiction avec les intérêts des classes dominantes, ce changement ne peut intervenir qu’après une rupture radicale, une révolution sociale. Mais nous devons nous interroger sur les moyens que nous utilisons pour y parvenir. Il n’est pas question, non plus, de tomber dans l’angélisme : nous devons nous défendre et la violence peut nous être imposée. Mais nous devons éviter au maximum cet ultime recours car « la guerre et la révolution sociale sont deux principes absolument contraires, fondamentalement distincts et antagonistes. Qui dit guerre, rejette, en même temps, la révolution sociale d’un point de vue anarchiste […] Il est un fait, depuis la commune de 1871, que toujours et partout les moyens de la violence ont absolument échoué. Beaucoup de sang a été inutilement versé ; le mouvement a été affaibli. Lorsque les méthodes de violence ont eu la victoire, comme en Russie, elles ont mené juste à l’opposé de la révolution sociale à laquelle elles aspiraient. » 9
Le choix de la lutte armée peut être une échappatoire face à une réalité trop hostile et facilité par un romantisme révolutionnaire de mauvais conseil et une impatience toute légitime. Mais, avec Hem Day, nous devons constater que « l’action directe dans nos pays occidentaux s’est vue forcée, par l’évolution sociale et les circonstances, d’abandonner certains aspects romantiques de son action. « L’ère des barricades », de plus en plus, s’avère dépassée face aux armements atomiques et les manifestations de rues déplacées, inopérantes voire dangereuses, compte tenu des vastes déploiements de forces répressives », et rappeler que l’action directe n’est pas nécessairement violente, qu’elle est avant tout l’action des exploités, sans intermédiaire, et qu’elle a trouvé un terrain d’expression privilégié dans la lutte syndicale. Elle reste « la seule véritable arme sociale du prolétariat » 10 et « implique donc que la classe ouvrière se réclame des notions de liberté et d’autonomie au lieu de plier sous le principe d’autorité » 11.
« L’action directe est une méthode, la méthode qui donne son unité à toute l’activité ouvrière ; elle est en même temps une philosophie qui tient en ces quelques mots : « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Comment impliquer l’ensemble de la population dans une action aussi élitiste que la lutte armée en particulier, et l’action violente en général ?
L’histoire ne manque pas d’exemples de désobéissance civile et d’actions non-violentes, tous ne sont pas compatibles avec l’anarchisme. Mais l’anarchisme a donné beaucoup d’outils à ces luttes : la grève sur le tas, le sabotage, l’occupation d’usine, le boycott ne sont que quelques exemples. Nous devons orienter notre réflexion sur ce type d’action, associé aux principes de l’action directe, pour avancer avec cohérence vers la révolution sociale. Et si, dans l’avenir, un changement de contexte nous accule à la violence, alors que ce ne soit que dans l’optique développée par Malatesta : « Nous considérons que la violence est une nécessité et un devoir pour la défense, mais pour la seule défense. […] Mais notre violence doit être résistance d’hommes contre des brutes et non lutte féroce de bêtes contre des bêtes. Toute la violence nécessaire pour vaincre, mais rien de plus ni de pis. » 12
Jipé, syndicat intercorporatif de Pau
(Le Combat syndicaliste CNT-AIT – pages confédérales – novembre/décembre 2004 n° 196)
1 - Citées dans « L’Envolée radio », numéro spécial, juin 2004.
2 - « Le mitard,
beaucoup le redoutent, et pour cause ; on vient vous ramasser dans
votre cellule à 20 heures, munis de
cagoules, de matraques, de casques et de boucliers pour un passage à tabac en
règle suivi d’une mise à nu, écartement des fesses, et on vous laisse ainsi,
bras et jambes attachés, voire même scotchés pour plusieurs heures si telle est
la volonté de ces messieurs », in « Prises de parole à la centrale de
Moulin », courrier de Cyrille B., cité dans « L’Envolée radio », numéro
spécial, juin 2004.
3 - J’emprunte cette expression à Loïc Wacquant, sociologue, auteur de plusieurs livres sur le sujet dont le dernier : « Punir les pauvres, le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale », L. Wacquant, collection Contre-Feux, Agone, 2004.
4 - In « Le Temps
de vivre », Claude Guillon, La question sociale, n° 1, printemps-été 2004.
L’article sur la stratégie d’AD est publié dans « Pièces à conviction, textes libertaires
1970-2000 », Claude Guillon, Noesis, 2001.
5 - Cité dans « L’Envolée radio », numéro spécial, juin 2004.
6 - Article paru dans la revue libertaire basque « Ezkintza Zuzena », printemps été 1992. Il a été traduit en français et publié par la revue des Amis de l’AIT de Lausanne, « L’affranchi », n°4, novembre 1992.
7 - « Anarchisme et non violence », Hem Day et Pierre Ramus, présentation Jean-Pierre Jacquinot, Le Libertaire, 2e édition, imp. Le Temps des Cerises, 91, Orgemont.
8 - Cité par Hem Day, in « Anarchisme et non violence », Hem Day, p. 36
9 - « Pacifisme intégral et révolution sociale », Pierre Ramus, 1937, in « Anarchisme et non violence ».
10 - Pierre
Besnard cité par Hem Day, in « Anarchisme et non violence », p. 11.
11 - Emile Pouget cité par Hem Day, in « Anarchisme et non violence », p. 13
12 - Errico Malatesta, in Le Réveil de Genève, n° 602, cité par Hem Day, in « Anarchisme et non violence », p. 33.