En passant par Grenade

« Pas de guerre entre les peuples ni de paix entre les classes »...

 

« La grande association économique des travailleurs intellectuels et manuels, et non le parti, voilà le pont qui nous conduira à la société socialiste et ce pont doit être jeté par les masses elles-mêmes, aujourd'hui esclaves du salariat » 1.

Par ces mots, prononcés en 1921, Rudolf Rocker annonçait la reconstitution de la première   internationale. En juillet 1922, il est chargé de rédiger l'ébauche d'un déclaration de principes tandis que la date du congrès constitutif de l'Association internationale des travailleurs était fixée à Berlin, du 25 décembre 1922 au 2 janvier 1923. La FORA argentine, les IWW chiliens, l’APS danoise, la NAS hollandaise, l'USI italienne, les CGT mexicaine et portugaise, la NSF norvégienne, la SAC suédoise envoient des délégués et fondent la nouvelle association qui appelle à l'abolition du monopole économique et social « grâce aux communautés économiques et aux organismes administratifs de la campagne et des usines, sur la base d'un système libre de conseils, émancipés de toute subordination à tout pouvoir ou parti politique […] En conséquence, elle n'a pas pour but la conquête des pouvoirs politiques, mais l'abolition de toute fonction d'état dans la vie sociale » 2 . La CNT espagnole, qui subissait la dictature de Primo de Rivera, confirme son adhésion à l'internationale lors de son congrès secret d'octobre 1923, à Saragosse.

Les 4, 5 et 6 décembre dernier, l'AIT tenait son XXIIe congrès à Grenade. Malgré l'emprise communiste sur le mouvement révolutionnaire qui a duré soixante ans, malgré les dictatures et les contre-révolutions de type fasciste, malgré la seconde guerre mondiale, les stratégies d'intégration des organisations syndicales en Europe,  les dictatures, encore et toujours, sur la plus grande partie de la planète, malgré la guerre froide, après la chute du bloc communiste et la déliquescence des mouvements syndicaux et face à la globalisation de l'économie libérale, l'AIT, cette internationale refusant la tutelle des partis politiques, dont les marxistes ont annoncé cent fois la mort, décrite comme passéiste par une partie importante du mouvement libertaire lui-même, cette organisation existe toujours. Elle reste fragile, dérisoire face aux enjeux mondiaux, mais elle existe et son état de santé n'est pas si mauvais, il a été bien pire : pour tout dire, l'AIT semble se renforcer, modestement mais sensiblement.

J'en veux pour preuve qu'elle reste un enjeu.

Historiquement, notre internationale a toujours dérangé, depuis sa naissance. Sa création est intimement liée au refus des décisions prises, en 1921, par le congrès de l'Internationale syndicale rouge, et qui consacrait la subordination de cette dernière à la troisième Internationale. L'AIT s'est donc affirmée comme l'alternative révolutionnaire aux partis communistes. Par son refus de l'assujettissement des organisations ouvrières aux partis politiques, elle s'attira aussi les foudres des mouvements marxistes minoritaires. Considérée comme une concurrente par l'ensemble des marxistes, elle fut bien isolée. D'autant qu'une partie du mouvement anarchiste international adopte une tout autre stratégie que la sienne.

L'après-guerre c'est la reconstruction de l'Europe, la guerre froide : en Europe de l'Ouest, les dirigeants cherchent à contrer l'influence communiste dans les syndicats et sont prêts à certains compromis. L'objectif est d'apprivoiser le mouvement syndical… en échange de certains avantages. Même la CIA s'en mêle en finançant des syndicats européens à travers l'AIFLD 3 . Une partie du mouvement libertaire va s'engouffrer dans les divers types d'organismes paritaires soit en adhérant (comme en France) à des syndicats réformistes (comme Force ouvrière), soit en prenant l'option du paritarisme au sein d'une organisation qu'ils contrôlent, comme en Suède avec la SAC qui quitte l'AIT. Plus tard, l'Espagne connaît le même dilemme qui entraîne la scission entre la CNT et la CGT. Cette tendance possibiliste du mouvement libertaire a longtemps tenté de construire sa propre internationale 4 ; ce qui est son droit le plus strict. Mais les tentatives sont restées infructueuses. L'AIT est donc restée un enjeu permanent, et le reste aujourd'hui encore : faute de nouvelle internationale, la tentation est grande de récupérer celle qui existe, et, avec elle, son prestige, son histoire et, surtout, ses contacts.

Aujourd'hui l'offensive est menée par le secrétariat international de la FAU allemande. Membre de l'AIT, la FAU joue un rôle de franc- tireur. Ses délégués, toujours les mêmes, viennent dans les plénières et congrès pour apporter la polémique. Minoritaire, la FAU ne propose rien de constructif dans l'AIT, elle se contente de garder un vote et le sigle. Lorsqu'un accord de congrès ne lui plaît pas, elle ne le respecte pas au nom de « l'autonomie des sections ». Sa principale préoccupation est de prendre des contacts grâce au sigle AIT sans les transmettre au secrétariat de l'AIT. Ainsi, a-t-elle monté une section FAU en Suisse sans en avertir Direct !, la section de l'AIT qui existe déjà dans cette région. Sa démarche s'inscrit dans une logique de concurrence loin de l'entraide qu'implique le fédéralisme. C'est que la FAU est dans une logique de rapport d'influence, son but n'est pas de construire l'AIT, mais de renforcer sa position en son sein. Peu importe si, pour cela, il soit nécessaire d'affaiblir l'internationale, l'objectif est la prise de pouvoir, non la révolution. C'est que la FAU fonctionne en réseau avec toutes les organisations qui sont parties de l'AIT d'une façon ou d'une autre : la CGT espagnole, la CNT Vignoles, l'USI Rome, la SAC suédoise… et d'autres, sur des bases idéologiques extrêmement floues comme les UNICOBAS italiens par exemple.

Travail en réseau ; prise de contacts directs dans des régions où il existe déjà des sections de l'AIT, sans les avertir ni les leur communiquer ; non-respect des accords de congrès ; tentatives de se substituer au secrétariat de l'AIT : que reste-t-il du pacte fédéral alors ? Nos organisations, fidèles à la philosophie libertaire, fonctionnent selon le principe de la libre association. Le contrat librement consenti, si cher à Stirner, qui nous unit les unes aux autres, c'est le pacte fédéral : sans pacte fédéral, pas d'association… Le congrès de l'AIT a donc demandé une dernière fois à la FAU de changer de conduite. Naturellement, à la prochaine rupture du pacte fédéral, la FAU ne sera plus considérée comme une adhérente de l'AIT.

Ce qui est très choquant, dans cette affaire, c'est la méthode. Nous pourrions parler de l'unité du mouvement libertaire et même de la participation aux instances paritaires, il n'y a pas de sujet tabou. Mais ce n'est pas sur ces bases que l'affrontement a lieu. Non, il est plus facile de traiter d'autoritaires ceux qui demandent le simple respect du fonctionnement fédéraliste. Et de sectaires ceux qui disent qu'aucune unité ne pourra se faire sans que nous en discutions les bases. Ce relativisme est démagogique et la démarche est malhonnête :

Comment expliquer que les mêmes personnes dénigrent systématiquement l'AIT, ses sections, et multiplient, en sous-main, les manœuvres pour y rentrer ? N'est-ce pas une campagne d'intoxication ?

Pourquoi rechercher l'unité des libertaires sans l'annoncer publiquement ? S'il doit y avoir une réunification entre la CGT espagnole et la CNT, si la SAC doit réintégrer l'AIT, pourquoi ne pas poser clairement le débat ? Que veut-on éviter ? Cherche-t-on à mettre la militance devant le fait accompli, à lui confisquer son pouvoir de décision et faire une unité d'états-majors ?

C'est cela l'éthique libertaire ?

N'en déplaise à ceux qui cherchent à stigmatiser les militants de l'AIT en affreux sectaires, je pense que l'unité du mouvement ouvrier est un problème majeur et je déplore la division des libertaires. La question de l'unité du mouvement ouvrier nécessite que nous posions la question de l'attitude que nous devons adopter dans le cadre de cette unité. Nous avons une identité à affirmer, le mouvement anarcho-syndicaliste et anarchiste ouvrier doit être au service des travailleurs. Il a deux missions fondamentales :

- œuvrer à la construction d'un pôle anticapitaliste et antiautoritaire. Favoriser les luttes sociales, défendre l'autogestion de ces luttes et leur contrôle par la base, œuvrer pour la victoire de ces mouvements.

- inciter à la radicalité ce pôle pour voir  l'émergence d'une utopie révolutionnaire.

Et il n'est pas inutile de relire Kropotkine : « Ainsi l'Anarchie a déjà modifié l'idéal des social-démocrates. Elle le modifie chaque jour. Elle le modifiera encore durant la révolution. Et quoi qu'il sorte de la révolution, ce ne sera plus l'état ouvrier des collectivistes. Ce sera autre chose, une résultante de nos efforts, combinés avec ceux de tous les socialistes.

Et cette résultante sera d'autant plus anarchiste que les anarchistes développeront plus d'énergie… dans leur direction. Plus ils mettront d'énergie individuelle et collective, cérébrale et musculaire, de volonté et de dévouement au service de leur idéal pur et simple, moins ils chercheront de compromis, plus ils affirmeront nettement par la parole et par leur vie l'idéal communiste et l'idéal anarchiste pur et simple, d'autant plus la résultante penchera de leur côté, vers le Communisme, vers l'Anarchie » 5 . Si nous ne voulons pas être dénaturés et, au contraire, répandre nos idées et nos pratiques, nous devons veiller à conserver notre identité. Lorsque le mouvement anarcho-syndicaliste ne se distingue des autres syndicats que par la couleur de ses drapeaux, alors ce ne sont pas les idées anarchistes qui se répandent dans la société, mais les valeurs du système qui remodèlent l'organisation.

Pour une fois, j'aimerais retourner aux camarades possibilistes leur accusation : « quels sont les résultats de votre stratégie ? Est-elle efficace ? ». Car je m'interroge : si l'AIT est si mauvaise que ça, pourquoi tant de convoitises ?

L'effondrement du communisme marque un tournant décisif dans l'histoire de la pensée contemporaine. Nous sommes dans une période de questionnement. Les partis politiques et les syndicats traditionnels sont discrédités en Europe et l'offensive néolibérale détruit les derniers vestiges du système de cogestion.

L'AIT propose autre chose, un autre projet. Elle fonctionne sans un seul permanent. Quelle organisation ouvrière internationale peut affirmer cela aujourd'hui ? Elle défend un syndicalisme de combat, de lutte de classe adapté à la situation actuelle. Le problème n'est pas de ressembler aux autres organisations ouvrières, mais de nous en distinguer pour éviter d'être discrédités par l'image négative qu'elles véhiculent.

L'AIT doit défendre son projet, parce que le monde a besoin d'utopie. Parce que le capitalisme devient mondial et que l'internationale des travailleurs est plus que jamais nécessaire. Parce que face à la guerre, le seul slogan qui vaille est celui de ce congrès : « pas de guerre entre les peuples, pas de paix entre les classes ». Et qui mieux que l'AIT peut le clamer sans rougir ?

Dans ce congrès, les délégués croates et serbes étaient côte à côte. Les militants de Grenade, des bénévoles comme nous tous, ont assuré une organisation sans faille. Dans un contexte politique difficile, les sections d'Amérique latine ont confirmé leur vitalité. L'adhésion de la section serbe, les nouveaux groupes amis de l'AIT confirment une impression d'ensemble positive. Certes, tout ceci reste modeste, mais tout ceci existe.

 

Jipé, syndicat intercorporatif de Pau

(Le Combat syndicaliste CNT-AIT – pages confédérales – janvier/février/mars 2005 n° 197) Imprimer

 

1 - « Les soviets trahis par les bolcheviks, la faillite du communisme d’état  », R. Rocker, éd. Spartacus, Paris, 1973.

2 - «  Déclaration de principes de l'Association internationale des travailleurs ».

3 - American Institute for Free Labor Development (AIFLD), organisation écran de la CIA qui va favoriser la fusion AFL-CIO aux États-unis après la guerre et financer des syndicats européens non communistes comme Force ouvrière en France. Cit. in « Des syndicats domestiqués », R. Fantasia et K. Voss, éd. Raison d'Agir, Paris, 2003.

4 - On ne citera ici que le CLIO des années 50, sous l'impulsion de personnalités comme Louis Mercier Vega.

5 - « L'action anarchiste et la Révolution », Pierre Kropotkine.