Le raz de marée qui fait déborder la vase

 

Le tsunami qui a dévasté l'Asie du Sud-Est nous amène à contempler la misère du monde. La Terre prend alors des allures de mare fangeuse.

Cette catastrophe incite à quelques analyses critiques sur le fonctionnement de nos sociétés. Tout d'abord en ce qui concerne le mythe de l'état à travers l'exemple de l'Inde : voilà un pays qui s'est doté de l'arme atomique en investissant des milliards qui auraient dû être consacrés au bien-être des populations ou à des mesures de protection contre les catastrophes naturelles. C'est aussi au nom de l'image du pouvoir que l'état indien a refusé l'aide internationale. Il faut dire que la volonté hégémonique des États-Unis désirant tout contrôler n'a rien arrangé.

On a également pu être choqué par les déclarations occidentales : touristes se lamentant sur la perte de leurs appareils photo et de leurs portables ou focalisation régulière, en particulier le premier jour, sur les plagistes occidentaux victimes de la catastrophe, en oubliant la situation bien plus tragique des populations autochtones.

Enfin, l'élan de générosité dont font preuve les pays riches, bien qu'appréciable, doit être relativisé. Sans la présence de ressortissants occidentaux, la solidarité aurait-elle été aussi forte ? Mais surtout on peut déplorer que le Nord se limite à une aide ponctuelle, c'est d'ailleurs un grief adressé par Jan Egeland, secrétaire général adjoint des Nations unies ou Médecins sans frontières, qui a tenu à rappeler l'existence de nombreuses autres tragédies nécessitant une aide internationale.

Dans son rapport rendu le 6 décembre, l'ONG Oxfam a épinglé les pays riches qui ne respectent pas les promesses faites en 2000 de réduire de moitié la misère et la faim dans le monde (« Objectifs du millénaire » ou ODM) : l'aide publique au développement qui devait atteindre 0,7 % du revenu national ne dépasse pas 0,25 % en moyenne. Oxfam déclare que « 20 à 25 milliards de dollars sont nécessaires pour atteindre les ODM en Afrique, soit autant que ce que les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France dépensent en exportations d'armes vers les pays en développement, et moins que la consommation globale en cosmétiques et en maquillage ». L'ONG dénonce également l'usage stratégique de l'aide « utilisée comme un outil politique » de mise au pas des pays pauvres.

D’après un autre rapport du Fonds des Nations unies pour la population publié le 18 septembre, 28 milliards de personnes tentent de survivre avec moins de 2 dollars par jour. La faiblesse de l’aide internationale y est aussi pointée du doigt : les pays riches avaient promis 6,1 milliards par an 1 ; or les contributions n’atteignent que 3,1 milliards en 2002, dernière année où les chiffres sont connus 2.

L'UNICEF a tiré la sonnette d'alarme dans son rapport annuel sur la situation des enfants dans le monde, publié le 9 décembre 2004. Près d'un milliard d'enfants, soit 1 sur 2, vivent dans la pauvreté selon 7 « privations fondamentales » : nourriture pour 90 millions d'entre eux, logement pour 640 millions, eau potable pour 400 millions, services de santé pour 270 millions, scolarité pour 140 millions. Environ 700 millions d'enfants souffrent de la privation d'au moins 2 de ces éléments. La pingrerie des pays riches est encore une fois mise en cause 3. En outre sur les 3,6 millions de victimes de conflits armés depuis 1990, la moitié sont des enfants ; on a pu constater que l'opération américaine en Irak n'a pas dérogé à cette triste règle. Plus de 30 000 enfants meurent chaque jour de causes prévisibles comme la faim. Chaque semaine il meurt dans le monde autant d'enfants qu'il y a eu officiellement de victimes du tsunami.

Ce raz de marée a simplement rafraîchi la mémoire des pays riches en rappelant la misère des populations vivant autour des « paradis touristiques » et les conditions de vie à l'autre bout du globe. N'oublions pas que cette pauvreté est « notre » œuvre : colonisation, échanges inégaux... On peut retirer au moins 2 enseignements de cette tragédie. D'une part, les populations en difficulté ont appris à organiser leur propre solidarité sans compter vainement sur l'aide de l'état. D'autre part, les pays riches ont les moyens de débloquer des sommes importantes (pour le moment, il s'agit surtout de promesses) pour venir en aide aux plus nécessiteux. Ce drame révèle un certain égoïsme de nos sociétés qui ne s'intéressent au reste du monde qu'à l'occasion d'une tragédie historique. Mais à qui la faute ? Nos  économies produisent des richesses croissantes qui ne profitent guère aux travailleurs et engraissent nos dirigeants. Les rencontres entre chefs d'état ont démontré leurs faiblesses.

Dans l'intérêt de tous, au Nord comme au Sud, il faut œuvrer pour l'instauration d'un nouvel ordre économique mondial garant d'une répartition équitable et d'un usage plus juste des richesses. à cet égard, la revendication d'une taxation des profits pour aider les pays pauvres, défendue par Chirac lui-même, pose quelques problèmes majeurs. Tout d'abord elle conduirait à légitimer l'exploitation capitaliste en se donnant bonne conscience grâce à l'octroi d'une simple aumône. De fait, cela conduirait à pérenniser la misère et l'oppression des travailleurs sans que l'on remette véritablement en cause la situation actuelle. Les gros patrons n'auront plus qu'à pressurer un peu plus leurs salariés pour maintenir leur marge de profits tout en s'acquittant de cette taxe. On occulterait aussi à peu de frais les dégâts et les conséquences encore vivantes du colonialisme. Ensuite, les dons sont souvent détournés par les maîtres du pouvoir (gouvernement, cacique local…) et ne profitent pas toujours aux populations démunies. Difficile d'être certain qu'elle soit utilisée à bon escient. En définitive, la taxe « Tobbin » pourrait se révéler contre-productive et inefficace pour soulager les maux des peuples défavorisés.

Il ne saurait y avoir de capitalisme à visage humain. Le seul remède consiste à assurer la jouissance et la gestion des richesses produites par les travailleurs eux-mêmes, dans un système de solidarité internationale débarrassé des frictions inhérentes à l'organisation des sociétés sous la forme d’état-nation. L'Association internationale des travailleurs constitue la première pierre de cet édifice. Si j'aspire à son développement, c'est dans l'espoir que les populations noyées dans les sables mouvants d'un système d'exploitation mondialisé pourront se raccrocher à une branche de cet arbre grandissant.

 

Syndicat intercorporatif de Châteauroux

(Le Combat syndicaliste CNT-AIT – pages confédérales – janvier/février/mars 2005 n° 197) Imprimer

 

1 - Conférence du Caire en 1994.

2 - Le Monde, 15/09/04.

3 - Le Monde, 10/12/04.