Droit de réponse à propos de l’article « entre violence et non-violence »
Dans l’article « Entre violence et non violence » 1, l’auteur déforme mon propos 2 et entretient toute une série de confusions qui me semblent dangereuses. Selon lui, j’attribuerais à la « violence révolutionnaire », « la terreur, la guerre civile ou la lutte armée, voire le terrorisme ». Le procédé est franchement malhonnête :
- L’extrait qu’il reprend n’est pas de moi, c’est une citation de Barthélémy De Ligt 3 et qui ne dit pas du tout ce que « O. » prétend.
- À aucun moment, dans mon article, je n’impute la terreur et la guerre civile à la violence révolutionnaire. Je dis simplement que l’utilisation de la violence et la guerre civile ont toujours permis de justifier la reconstruction d’un pouvoir politique qui a tué les révolutions 4.
- La description caricaturale de ma position est associée aux conclusions d’un autre article, écrit dans un autre journal, trois ans avant, par un autre auteur, que je ne connais que de nom, et dont je peux difficilement dire si je partage les vues. Je trouve naturel d’assumer mes propos devant la critique, mais je ne vois pas pourquoi je devrais assumer ceux des autres. L’ambiguïté n’est pas correcte.
Puis, « O. » extrait cinq autres de mes mots, « Nous devons nous défendre et la violence peut nous être imposée » pour laisser croire que j’exclus l’utilisation de la violence au moment de la révolution pour ne l’envisager que lorsque la répression s’abat sur « les masses ». Je ne vois vraiment pas où l’auteur a pu dénicher, dans mes propos, une théorie aussi fumeuse, d’autant que je ne manque pas de m’inscrire derrière la position de Malatesta, qui conclut mon article : « Nous considérons que la violence est une nécessité et un devoir pour la défense, mais pour la seule défense [.] notre violence doit être résistance d’hommes contre des brutes et non lutte féroce de bêtes contre des bêtes. Toute la violence nécessaire pour vaincre, mais rien de plus ni de pis ». Difficile d’être plus clair. Mais cette citation-là, « O. » a préféré la laisser de côté. C’est qu’il faut que je passe pour un « réformiste », un « légaliste », et c’est bien compliqué d’y associer un Malatesta, pour sûr !
Outre le procédé, cet article me gêne à plusieurs endroits.
Il est avant tout basé sur un grand nombre de confusions. L’auteur s’appuie sur l’exemple de la Révolution française pour affirmer « ce n’est pas le degré de non-violence qui a déterminé le succès, mais très logiquement, le rapport de force qui a permis une dynamique offensive, protéiforme et décentralisée ». Pour déduire, « La violence révolutionnaire n’est donc autre chose que la quantité d’énergie nécessaire à produire une rupture historique », pourtant il admet que « La révolution libertaire ne peut triompher que par la participation des masses. C’est cette participation, qui détermine le rapport de force. Plus celui-ci est élevé et plus la violence est limitée ». J’ai du mal à suivre.
Ce n’est pas le degré de violence ou de non-violence qui peut assurer le succès d’une révolution, mais le rapport de force, certes. Plus le rapport de force est important, moins nous avons besoin de la violence, je suis encore d’accord. Mais alors comment confondre « l’action révolutionnaire » et « la violence révolutionnaire » ? D’où vient ce mythe si fréquent dans nos milieux ? Comme le répétait Malatesta, dans de tels moments, nous n’avons pas toujours le choix et nous devons nous défendre. Mais l’action révolutionnaire ne se cantonne pas à cela ! Ça, c’est justement la vision historique des révolutions politiques de la bourgeoisie. L’action révolutionnaire, c’est avant tout l’action directe : la grève générale qui paralyse le pays, la réappropriation des outils de production et leur remise en route, la mise en place d’un système autogestionnaire avec ses assemblées générales d’usines de quartiers, des villages, l’édification de nouveaux rapports entre les êtres humains, etc... Les symboles existent certes, mais, pour reprendre l’exemple de la Révolution : l’action des sociétés populaires ne peut être réduite à la prise de la Bastille, loin s’en faut !
D’ailleurs, les exemples historiques choisis par « O. » viennent le contredire. La prise de la Bastille n’a pas eu lieu pour « abattre un symbole » . ça, ce sont les propagandistes de la République qui l’inventeront . mais pour récupérer les armes qu’elle supposait abriter pour parer à une éventuelle attaque des troupes que le Roi rassemblait autour de Paris. Et l’affrontement n’a d’ailleurs eu lieu que devant le refus de négocier et l’attitude criminelle du Gouverneur de la Bastille, De Launay. Quant à la chute du mur de Berlin, en quoi s’agit-il d’une action violente ? Parce que les Allemands ont cassé un mur ? Soyons sérieux, quand nous parlons de violence, nous parlons d’affrontements physiques. Mais, bien sûr, si comme l’auteur, on cherche à assimiler « légalisme » et « non-violence », effectivement, tout devient possible.
D’ailleurs, la réflexion sur le pouvoir n’est pas plus claire. Pour l’auteur, l’objectif des anarchistes c’est que « le pouvoir appartienne à l’ensemble de la collectivité, et non à une classe, ne s’impose à personne en permettant à tous de s’impliquer ». ainsi, le problème du pouvoir ne serait lié qu’à une histoire de classe. Certes, c’est la vision des syndicalistes révolutionnaires, inspirés en cela par le marxisme, mais il convient à ce propos d’intégrer les réflexions de Bakounine, de Stirner, de Kropotkine ou, encore, de Lopez Arango, pour comprendre que le problème du pouvoir est beaucoup plus complexe. Qu’il n’est pas besoin de classes pour que des individus imposent leur pouvoir sur une collectivité. Le pouvoir, c’est imposer son point de vue, par la ruse ou par la force. Les anarchistes doivent lutter contre le pouvoir, le pouvoir constitué comme l’État, mais aussi le pouvoir qui ne dit pas son nom et qui s’exerce dans les groupes... même libertaires. Et cela ne peut se faire que par une réflexion autour de ce thème, dont le débat sur la violence n’est qu’une déclinaison.
Car le mythe développé par les marxistes de tous poils, et malheureusement repris par bon nombre d’anarchistes, de la Révolution qui se fait sur les barricades, est extrêmement ambiguë. Le romantisme révolutionnaire est un moyen facile de faire rêver les jeunes. Facile, démagogique et dangereux.
Qui n’a jamais vu des groupes libertaires constitués comme des bandes, faire les gros bras contre les trotskistes... ou même d’autres libertaires ? On se sent fort, on montre qu’ « on en a », c’est mieux que la morosité du quotidien. Mais dans une bande, il y a toujours un chef ; les rapports de concurrence sont des rapports partisans, des rapports de force politiques pour la conquête du pouvoir ; le caractère même de ces pseudo-combats de rue véhicule l’intolérance, l’autoritarisme et le machisme. Alors toutes les dérives peuvent apparaître, y compris les haines fratricides qui divisent les groupes d’une même organisation, allant jusqu’aux menaces physiques lors des rencontres nationales. Quel palier reste-t-il à franchir avant de sortir les armes ? Est-ce cela que nous voulons ?
Et quelles confusions s’installent dans les esprits : la radicalité n’est plus dans le rapport de force mais dans l’affrontement avec les CRS. Quelle rigolade... pour le pouvoir, pour le pouvoir seulement.
D’ailleurs dans l’article de « O. », ne voyons-nous pas s’installer des propos douteux. Selon lui, les révolutions ne sont que les « moments de ruptures . qu’ils se situent en 1789, 1917 ou 1936 . pendant lesquels la population quitte son rôle passif pour passer à l’action ». Curieuse prose sous la plume d’un anarchosyndicaliste. Alors, ainsi, les masses seraient passives le reste du temps ? Certains conseillistes, quelques autonomes, certains anarchistes individualistes, voire quelques anarchistes partisans d’une organisation de propagande, spécifiquement anarchiste, ont prôné ce genre de conceptions. Car alors, pourquoi être dans une organisation syndicale, même anarchiste : il n’y a qu’à faire de la propagande et attendre le moment propice ! Mais je vois mal comment concilier une telle vision au projet anarchosyndicaliste. Pour ma part, je ne crois pas que les révolutions tombent du ciel ; à la lumière de l’Histoire, ces théories sont peu convaincantes. Par ailleurs, je les trouve quelque peu méprisantes, n’est-ce pas cela « raisonner en dehors des masses » ?
Jipé, Syndicat intercorporatif de Pau
(Le Combat syndicaliste CNT-AIT – pages confédérales – avril/mai 2005 n° 198)
À lire sur le sujet :
La grande Révolution de Pierre Kropotkine,
La société contre l’État de Pierre Clastre, mais aussi Anarchisme et non-violence, Hem Day, Pierre
Ramus, et De la doctrine à l’action : l’anarchosyndicalisme des origines à nos jours de Rudolf Rocker.
1 - « Entre violence et non-violence », O., paru dans La lettre du CDES, supplément de la région Midi Pyrénées au Combat syndicaliste, numéro de février 2005 (je pense, on ne me l’a pas envoyé) et repris sur le site du Syndicat Interco de Toulouse,
http://cnt-ait.info
2 - Cf. « À propos de la lutte armée », Jipé, Combat Syndicaliste, organe national de la CNT-AIT, no 196.
3 - -Cité in Anarchisme et non-violence, Hem Day, Pierre Ramus, Le libertaire, 2e édition, Le temps des cerises, 1991, Orgemont, p.36.
4 - Et Robespierre l’avait bien compris :« C’est pendant la guerre que le pouvoir exécutif déploie la plus redoutable énergie, et qu’il exerce une sorte de dictature qui ne peut qu’effrayer la liberté naissante [.] C’est pendant la guerre que l’habitude d’une obéissance passive et l’enthousiasme trop naturel pour les chefs heureux font, des soldats de la patrie, les soldats du monarque ou de ses généraux. Dans les temps troubles et de factions, les chefs des armées deviennent les arbitres du sort de leur pays, et font pencher la balance en faveur du parti qu’ils ont embrassé. Si ce sont des César ou des Cromwell, ils s’emparent eux-mêmes de l’autorité », discours du 18 décembre 1791 ; une fois au pouvoir il saura se souvenir de cette analyse. Et sera pour la guerre ! Errico Malatesta, Le réveil de Genève, no 602, cité par Hem Day dans Anarchisme et non violence, Hem Day, Pierre Ramus, Le libertaire, 2e édition, Le temps des cerises, 91, Orgemont.