La guerre du gaz en Bolivie

 

La Bolivie se caractérise par une diversité géographique, culturelle, ethnique et un grand isolement. Plus de 70 % de la population est composée de diverses ethnies indigènes, chacune avec sa culture, ses coutumes et son dialecte. Le reste de la population est composé de métis. Il existe dans ce pays un très fort racisme, des différences très accentuées et évidentes entre classes sociales. Les marchés locaux, généralement approvisionnés par le paysannat et par la contrebande, permettent une économie informelle qui se reflète dans la pratique du troc et du marchandage. Les enfants travaillent souvent à partir d'un âge très précoce. Pour la plupart, les Boliviens ne vivent pas, ils survivent. Un tiers des 9 millions d’habitants a faim et l’autre tiers n’a pas de quoi vivre dignement. La misère est patente partout alors que la Bolivie dispose de la deuxième réserve de « gaz libre »  (c'est-à-dire facilement exploitable) du continent.

 

La question du gaz

Le gouvernement bolivien, les partis politiques et les multinationales pétrolières sont les protagonistes de l'escroquerie monumentale causée par la « capitalisation »  d'YPFB [Gisements Pétrolifères Fiscaux Boliviens, le terme « fiscaux »  indiquant en l’occurence le caractère étatique de la propriété des gisements : NDT]). Cette ex-entreprise d'état fournissait, depuis 1954, la totalité de la consommation interne de pétrole et de gaz et représentait, depuis 1985, la principale source financière du pays. L'arnaque débute en 1992 quand le MNR (mouvement National Révolutionnaire) propose la « capitalisation »  c'est-à-dire le transfert de 49 % des actions d'YPFB à des entreprises pour « dynamiser »  l'économie sans que l'État perde le pouvoir décisionnel, puisqu'il garderait 51 % des actions. Cette proposition de privatisation partielle fut très populaire car elle se doublait d'une promesse : l'attribution des actions de l'état à chaque citoyen bolivien sous forme de fonds de pensions. Grâce à ce dispositif, la retraite de chaque Bolivien devait être de l'ordre de 200 $ US par mois ! Avec un tel programme, le MNR rafla un maximum de voix et prit tous les pouvoirs. Ensuite, il changea « légèrement »  les règles en abaissant à 50 % la part de l'état (sous prétexte qu'aucune firme ne regrouperait 49 % des actions) et en créant une société pour gérer les actions des Boliviens. En fait, c'est cette société qui est propriétaire des titres et les Boliviens retraités attendent toujours leur retraite, car les comptes de cette société de gestion ne laissent rien à distribuer. Pendant ce temps, le prix du gaz augmentait, la pénurie s'installait et Enron, Shell, Repsol-YPF, Perez, Conpanc et autres sociétés qui se partagent le gâteau encaissent des bénéfices énormes.

 

Le conflit

Après les promesses sont venues les « explications techniques »  complexes et les discours sur la « crise »  et le supposé effondrement du marché du gaz… tout cela a passablement embrouillé la situation. Le Bolivien de base, souvent très isolé dans son village, ne voyait toujours rien venir, mais sans saisir les tenants et les aboutissants, se réfugiait dans un attentisme passif. D'autant que toutes les institutions, toutes les forces  syndicales conventionnelles et politiques chantaient bien entendu la même chanson avec juste les variations d'usage.

Dans ce contexte délétère, des mi-litants anarchistes décidèrent alors de démonter pièce après pièce les méca-nismes de cette monumentale escroquerie et de se lancer dans un travail d'explication et de propagande. Ce travail a réussi à réveiller la colère latente de la population et à déclencher une vague gigantesque de contestation. La conclusion que nos compagnons propageaient sous forme du slogan : « nous sommes riches mais ils nous ont déjà tout volé »  se propagea jusque dans le coin le plus reculé de Bolivie. On en discutait dans les rues, on en discutait dans les universités, dans les marchés, dans les communautés, dans les quartiers, les associations de voisins, dans les mines…  De nombreux conflits locaux éclatèrent.

Début octobre 2003, la mobilisation commence à se faire sentir de manière plus intense à La Paz. Les coupures de routes débutent ainsi que la grève, qui n'est pas encore générale.

Le gouvernement de « Goni »  [le surnom du président Gonzalo Sanchez de Lozada] répond par la répression. Mais, au début, il ne veut pas donner trop d'importance au conflit, parlant devant les caméras d'une déstabilisation de la démocratie menée par des séditieux qui veulent entraîner le pays vers une folle dictature « a-NARCO-syndicalista »  (jeu de mots amalgamant narcotrafiquants et syndicalistes).

Malgré cela, des communautés indigènes se mobilisent réclamant leur autonomie et la renationalisation du gaz et du pétrole ; tandis que les anarchistes, à l'origine de cette contestation, proposaient directement la socialisation et l'autogestion de l'entreprise.

 

Warisata : la goutte qui fait déborder le vase

à 100 km de La Paz, à Warisata, les villageois se mobilisent énergiquement pour réclamer « le gaz aux Boliviens »  et l'autonomie des indiens Ayllus. La mobilisation avait un caractère énergique mais pas violent jusqu'à ce qu'un hélicoptère de l'armée tire sur la population. Celle-ci réagit, armes à la main. Des escarmouches sanglantes éclatent. De nombreux conscrits, originaires de la région, refusent de tirer ou désertent.

Warisata sert de détonateur. Tous les secteurs du pays se mobilisent. Débute alors une série de grèves, de coupures de routes, de blocages d'aéroports mais aussi de réserves de carburants (afin d'empêcher le réapprovisionnement de l'armée). Les moyens de lutte se firent chaque fois plus durs et la grève paralysa le pays durant plusieurs jours. Les affrontements se radicalisèrent spécialement dans la zone d'El Alto et de Cochabamba.

 

La guerre dans les rues

Pour décrire au mieux ces évènements, j'emprunte les lignes suivantes à Combate, publication anarchiste de La Paz et d'El Alto : « Durant la guerre du gaz, il n'y eut pas un, mais de nombreux foyers qui convergèrent sur un seul point – le gouvernement – pour l'embraser et mettre en déroute la force de l'état. Ces foyers furent une machine de guerre nomade qui s'élança sur la tête de l'état et réussit à le désarticuler.

L'un de ces foyers fut le mouvement des paysans aymaras, occupant les routes et les remplissant de pierres pour disparaître, aussi subitement qu'ils avaient surgi, obligeant l'armée à passer des journées entières à dégager des routes, qui étaient immanquablement recoupées le lendemain… De cette manière, ils coupèrent le trafic entre La Paz et les principaux axes (lac Titicaca, Pérou,…). Ces actions ne provoquèrent pas de pertes parmi les soldats, mais les dommages pour l'état furent incalculables, plus grands que l'auraient été des soldats morts, vu que pour l'état bolivien, la vie d'un pauvre soldat indigène ne vaut rien.

Les mineurs d'Huinuni réalisèrent un mouvement enveloppant et avancèrent rapidement jusqu'à La Paz en une espèce de blitzkrieg (guerre éclair). à El Alto, immense banlieue, ce fut une réponse d'une force formidable, celle de la ville soulevée. Le feu, la dynamite, les pierres, les barricades et les tranchées répondirent aux fusils automatiques, aux tanks, aux hélicoptères de l'armée et de la police. Chaque quartier, Rio Seco, Ballivian, Juan Pablo II, Villa Ingenio, Senkata, Villa Adela, Santiago Seguindi, Tupaj Katari, La Ceja et d'autres, se regroupa pour empêcher le passage des tanks, des camions et des troupes. Le blocage de la raffinerie d'YPFB à Senkata, provoqua la pénurie de carburant. Après les massacres du « diman-che sanglant »  à El Alto, la ville de La Paz rejoignit le mouvement en appui aux habitants des hauteurs. Le lundi la ville se réveilla paralysée et fut submergée par les 4 côtés : les paysans des environs, des Yungas et d'Achacachi avancèrent sur la ville et l'envahirent progressivement, de manière quasi imperceptible. De plus 10 000 travailleurs d'Oruro marchèrent sur La Paz. Sans compter les mobilisations de mineurs et de paysans à Potosi, dans la ville de Sucre et aussi les paysans du département de Chuqisaca. [...] » 

Un point tout à fait intéressant est la manière dont circula l'information durant le conflit. On peut dire qu'elle fut a-hiérarchique, à travers des journaux, des radios surtout populaires, de quartiers et associatives, (entre autres avec le formidable réseau national de radios et de communication ERBOL) et même quelques canaux de télévision. Elle fut horizontale et multidirectionnelle, provenant de partout en direction de partout, ce qui contribua largement à donner sa force au mouvement populaire. Mais, s'il en fut ainsi en Bolivie, force est de constater que l'information ne réussit pas à circuler avec clarté hors de ce pays.

 

La chute de Sanchez de Lozada

Le durcissement des grèves, la pénurie à La Paz, l'indignation face à la répression furent énormes et eurent pour conséquence le rejet total des partis politiques. Il se manifesta avec rage. Pratiquement aucun de leurs locaux ne resta debout, tous furent la proie des flammes ou de saccages. Le peuple désormais fatigué, écœuré de tant de magouilles se retournait contre eux. La COB [Centrale Ouvrière Colombienne], se voyant obligée de suivre, se limita à refuser le dialogue avec le gouvernement. Les syndicats de base étaient en train de la déborder complètement dans la rue, rendant évident à quel point la bureaucratie syndicale et les politiciens s'étaient éloignés des travailleurs.

Chaque secteur, chacun avec ses propres revendications, convergea avec les autres sur quelques points fondamentaux : la démission du président, la révision de la loi des hydrocarbures, l'assainissement de terres et l'annulation de la loi « coca zéro » .

Cet épisode de guerre sociale, connu en Bolivie comme la « guerre du gaz » , finit par s'apaiser fortement avec la démission du président « Goni »   même si la chute de son gouvernement, soi-disant démocratique, fut retardée du fait de l'appui de l'ensemble des organismes internationaux (en commençant par les États-Unis, l'Organisation des états Américains, le Pacte Andin, etc.) qui voyaient dans son renversement un « danger »  pour toute la région.

 

Le « nouveau gouvernement »  de Carlos Mesa

Rapidement, le pouvoir fut assumé par le vice-président Carlos Mesa, qui avait pris tardivement mais opportunément ses distances avec son prédécesseur. Mesa débuta son mandat en invitant des personnes « indépendantes »  à remplir des fonctions au sein de l'État. Les coupures de routes furent levées mais la mobilisation continua.

Le gouvernement entrant fit le pari de durer et, si nécessaire, de continuer à réprimer la mobilisation en arrêtant des activistes et des syndicalistes, mais surtout il s'attacha à isoler les mouvements les uns des autres et à les affaiblir. Un autre moyen trouvé par Mesa, pour semer la confusion, fut de dévier le conflit en réactivant le vieux ressentiment contre un pays voisin, le Chili. Enfin, Mesa et les siens, tout aussi classiquement, ont recours à la corruption pour casser la lutte.

Ce nouveau gouvernement a été bien soutenu par la bourgeoisie locale et internationale. Il a manœuvré habilement, mais il n'est toujours pas arrivé à contenir une crise qui venait de loin et qui sera difficile à calmer, même si elle ne se présentait pas de façon aussi aiguë qu’en 2003.

Nos compagnons, qui ont joué un rôle essentiel dans la prise de conscience à l'origine de cette lutte sont peu nombreux, ils ont très peu de moyens pour continuer ce travail de conscientisation et d'auto-organisation. Ils ont pourtant un rôle essentiel à jouer pour que cette lutte ne finisse pas par se faire totalement étouffer. Nous espérons pouvoir leur apporter, à travers l'AIT, un peu de l'aide qui leur est nécessaire.

 

Dernier point à souligner : comme dans cette comédie absurde où les protagonistes passent leur temps à attendre « Godot » , nous avons le plaisir de voir maintenant les « dirigeants »  de mouvements sociaux, qui s'adjugent sans vergogne la « paternité »  du mouvement d'octobre, chercher désespérément leurs soi-disant troupes de dirigés pour obtenir un strapontin dans la conduite des affaires de l'État. En vain.

 

Syndicat intercorporatif de l’Hérault,

d’après un texte de Guillermo Zunzuregui, militant de la FORA-AIT

(Fédération Ouvrière Régionale Argentine),

tiré du supplément régional Midi-Pyrénées, La Lettre du CDES no 88 (nov.-déc. 2004)

(Le Combat syndicaliste CNT-AIT – pages confédérales – août / septembre 2005 no 200) Imprimer