Parolu esperanton
!
Il y a cent ans, le 5 août 1905 se tenait dans la ville de Boulogne-sur-Mer le premier congrès espérantiste et donc sans traducteur réunissant 688 congressistes venus de vingt pays différents. La fameuse étoile verte à cinq branches fait son apparition au grand jour sur un drapeau vert planté sur la façade du théâtre. Elle est marquée en son centre par la lettre « E » (un décret préfectoral exigeant que les drapeaux des sociétés portent un signe distinctif). Aujourd’hui, la langue internationale esperanto est une des langues les plus parlées au monde puisqu'elle fait partie des 3 % de langues de plus d'un million de locuteurs et elle s’est dotée de lieux de mémoire (musées, bibliothèques) : Londres (33 000 ouvrages recensés), Vienne (Autriche), Gray (France), Wuhan (Chine), La Chaux-de-Fonds (Suisse)...
Ludwik Lejzer Zamenhof, inventeur de l'esperanto, naît le 15 décembre 1859 à Bialystok, petite ville du Nord-Est de la Pologne, partie lituanienne sous domination russe depuis un demi-siècle. Les habitants de cette ville sont regroupés en 5 communautés s'exprimant dans leur langue maternelle : 3 000 Polonais catholiques parlant polonais, 4 000 Russes et Biélorusses orthodoxes parlant russe – langue officielle – et biélorussien, 6 000 Allemands protestants parlant allemand et 18 000 Juifs parlant yiddish et hébreu à la synagogue. Le climat y est conflictuel et, bien que majoritaires, les Juifs sont la cible du mépris général.
Le père, Markus Zamenhof, autoritaire, imprégné de culture russe, rejetant les pratiques du judaïsme et donc athée, est professeur de langue. La mère Liba Rosalia, née Sofer, douce, compréhensive et nourrie de profonds sentiments religieux, s'occupe des 6 enfants du couple. À dix ans, Ludwik maîtrise 4 langues : russe, polonais à la maison et à l'école, yiddish dans son quartier et hébreu aux offices religieux. Par la suite, il apprend l'allemand, le français, le latin, le grec, l'anglais et le lituanien. Fort de ces connaissances, le jeune Ludwik fait ce que beaucoup d'enfants font à son âge : il s'amuse à jongler avec les mots, les langues, à inverser les syllabes (verlan), à communiquer par code secret. Quant à ses motivations pour l'invention de l'esperanto, laissons le parler lui-même : « Si je n'étais pas un juif du ghetto, l'idée d'unir l'humanité ou bien ne m'aurait pas effleuré l'esprit, ou bien ne m'aurait pas obsédé si obstinément pendant toute ma vie. Personne ne peut ressentir la nécessité d'une langue humainement neutre et anationale aussi fort qu'un juif, qui est obligé de prier Dieu dans une langue morte depuis longtemps, qui reçoit son éducation et son instruction dans la langue d'un peuple qui le rejette, et qui a des compagnons de souffrance sur toute la terre, avec lesquels il ne peut se comprendre… Ma judaïcité a été la cause principale pour laquelle, dès la plus tendre enfance, je me suis voué à une idée et à un rêve essentiel – au rêve d'unir l'humanité » 2, écrit-il le 21 février 1905 dans un courrier à l'avocat Alfred Michaux.
Il arrive à Varsovie à l'âge de 14 ans. Là il peaufine son invention, vocabulaire créé sur une base de mots répandus dont il fait une racine commune :
suker (esperanto sukero - français sucre - italien zucchero - espagnol azúcar - arabe sukr - allemand zucker - anglais sugar - russe sakhar - tamoul sarkari - hébreu sukkar - basque azukre - finnois sokeri - persan shekar …)
et selon un critère distributif, en privilégiant les langues néolatines, suivies des langues germaniques et slaves ; il utilise des préfixes et suffixes en un système régulier avec lesquels il forgera de nombreux mots :
préfixe mal (heureux/malheureux français - fermo/malfermo espéranto - rostom/mal-rostom russe)
À 20 ans il part à Moscou pour suivre des études de médecine ; il y restera un an. De retour à Varsovie, il apprend que son père à brûlé tout son travail… Et c'est entre 1882 et 1887, dans une période troublée d'antisémitisme et de poussées nationalistes entretenus dans les masses par le gouvernement tsariste, qui aboutissent à des pogroms, qu'il mène de front l'activisme politique 3, les études médicales et la perpétuelle révision de son projet linguistique. C'est donc à 28 ans qu'il entame sa carrière professionnelle comme ophtalmologue.
Dans les années 1880, de son côté, un prêtre badois, Johann Martin Schleyer, donne naissance à une langue construite à vocation mondiale, le Volapük (de vol - world et pük - speak). Celui-ci se répandit rapidement dans la bourgeoisie et parmi les intellectuels, bref une élite cultivée, à qui Schleyer destinait explicitement son invention. En l'espace de 10 ans, 25 journaux en volapük et des manuels en 25 langues sont imprimés, 283 sociétés sont constituées. Une académie voit le jour, qui ne tarde pas à discuter des réformes. L'intransigeance de l'auteur les fait toutes échouer et provoque un schisme, puis l'émiettement à partir de 1889.
À la même époque, l'esperanto, langue construite sur des principes et poussée par un idéal très différents, fait son apparition avec un livre en russe, Langue internationale. Préface et manuel complet (pour les russes), « Varsovie, Gebetthner et Wolf » , édité en 1887 par Ludwik, qui n'a pas la prétention d'y fixer la langue, la soumettant plutôt aux critiques en vue de la perfectionner.
C'est lors du congrès de Boulogne-sur-Mer en 1905, où l'on demande à Ludwik de taire ses origines juives pour ne donner lieu à aucun soupçon (le mythe du « complot juif » est alors bien entretenu par les politiques de tous bords), qu'est adopté l'ouvrage devant paraître chez Hachette, le Fundamento. Ouvrage de référence qui fixe la langue sous une forme pratiquement identique à celle de 1887, il comprend en outre une grammaire en 16 règles, un recueil d'exercices (Ekzercaro) et un vocabulaire (Universala Vortaro) d'environ 1 800 premières racines (il comprend maintenant plus de 15 000 racines, éprouvées par la pratique, contrôlées et enregistrées par les différents congrès).
« La langue destinée à un usage général devra être le plus possible facile à apprendre. » C'est ce que disait déjà au XVIe siècle Francis Lodwick, marchand de son état, qui fut le premier à publier un essai de langage fondé sur un caractère universel (A common writing, 1647). Ludwick s'en inspire. Il en résulte que l'esperanto (qui se prononce comme il s'écrit et dont l'accent tombe toujours sur l'avant-dernière syllabe), est au moins 20 fois, voire 50 fois, plus facile à apprendre que toute autre langue, ce qui n'empêche pas sa richesse !
Jonglant avec les désinences et les affixes sur un radical donné, nous pouvons construire tout un tas d'expressions :
le radical frat et la désinence des substantifs o forment le mot frato - frère ; si on lui adjoint la désinence des adjectifs a, le mot frata - fraternelle est formé.
Avec les quelques exemples qui suivent on pourra constater, par rapport à sa langue maternelle, avec quelle facilité on fabrique des adjectifs :
la onklo - l'oncle, onkla - avunculaire, helpo - une aide, helpa - auxiliaire, la insulo - l'île, insula - insulaire, fajro - un feu, fajra - igné, la birdo - l'oiseau, birda - ornithologique, sonĝo (ĝ se prononce « dj ») - un rêve, sonĝa - onirique, etc.
Le pluriel est marqué par la désinence j (j se prononce « ill » comme dans Bastille), et l'adjectif s'accorde en nombre :
la rimedoj adaptitaj al la celo, les moyens adaptés au but.
La désinence e donnera l'adverbe :
parolo - une parole, parole - oralement.
La désinence i donnera le verbe à l'infinitif :
rezisto - résistance, rezisti - résister.
Les verbes conservent la même finale à toutes les personnes. C'est donc le pronom personnel qui permet de distinguer la personne :
mi rezistas - je résiste, vi/« ci » rezistas - tu résistes, li /ŝi / oni rezistas - il / elle / on résiste, ni rezistas - nous luttons, vi rezistas - vous résistez, ili rezistas - ils / elles résistent.
La désinence as marque donc le présent de l'indicatif.
is marquera le passé : mi rezistis - je résistais / j'ai résisté,
os le futur : mi resistos,
us le conditionnel : se…, mi rezistus,
u le volitif ou impératif : rezistu ! - résiste !, ni rezistu ! - résistons !
Les temps composés se forment avec un seul auxiliaire esti (être) et six participes ; les désinences as, is, os, us, u de l'auxiliaire esti peuvent se composer avec les 3 désinences des participes actifs anta, inta, onta et les 3 désinences des participes passifs ata, ita, ota et former tous les modes des temps de conjugaison. Cela donne par exemple :
j'aurais résisté si… - mi estus rezistinta, se… (conditionnel passé 1re forme), que j'aie été fédéré… - (ke) mi estu federita (subjonctif passé).
L'esperanto utilise en tout et pour tout 12 terminaisons verbales, alors que le français en utilise 132, le russe 59, l'allemand 27, l'anglais 10.
Avec 28 suffixes et 10 préfixes, ces affixes permettent, à partir d'un seul radical, de composer 38 substantifs, adjectifs, adverbes, verbes, participes, dont il n'est pas sûr qu'il existe une traduction dans la langue mère du locuteur :
striko - une grève, strika - ?, strike - en grève, striki - faire grève, strikulo - gréviste (passif), strikado - grève qui dure, strikano - partisan de la grève, strikaro - un ensemble de grèves, strikeble - possiblement en grève, strikeme - en tendance d'être en grève, strikende - en obligation d'être en grève, strikinde - dignement en grève
ainsi de suite avec les suffixes restants (aĵ, ec, ej, er, estr, id, il, in, ing, ism, ist, uj, ig, iĝ, aĉ, eg, et, um, cj, nj) et avec les préfixes :
disstriki - disperser une grève, ekstriki - commencer une grève, forstriki - perdre une grève, misstriki - rater une grève, restriki - refaire une grève
et ainsi de suite avec les préfixes restants : bo, eks, ge, mal, pra.
L'esperanto est une langue agglutinante comme nous l'avons vu
strik[o] + an[o] + o donne : grève + partisan + marque du substantif,
ce qui permet de construire de nouveaux mots, en respectant les règles de la composition :
lutte de classe - Klasbatalo
(stratégie qui vise à réunir tous les travailleurs - sauf ceux travaillant dans les forces répressives de l'État - contre les patrons en vue de l'abolition du salariat et du patronat), l'expression « lutte des classes » (contradiction interne du système capitaliste que les anarchosyndicalistes veulent supprimer en tendant vers le communisme libertaire) se traduira par :
batalo inter la klasoj ou « (inter la klasoj)-e sous forme adverbiale » – interklase batalo,
et l'expression « compagnes et compagnons de [la] confédération [d']anarchosyndicaliste » pourra se traduire ainsi :
Anarkisindikatokonfederacigekunularo. (Anarkio-sindikato-fedecio-ge-kunulo-aro-o), (ge - les 2 sexes, aro - groupe).
Pour finir, on peut dire que toutes les langues évoluent vers plus d'économie ; l'esperanto, lui, vise plutôt au principe d'optimisation, n'étant pas une langue flexionnelle comme le sont toutes les langues occidentales (radicaux, affixes et terminaisons varient selon les rapports qu'ils entretiennent entre eux) :
pluie, pluvieux, pleuvoir - pluvo, pluva, pluvi
L'esperanto, lui, garde l'accusatif (n-complément) en ajoutant la désinence n au complément d'objet direct (seul cas où le complément n'est pas introduit par une préposition) :
tuta batalo batalas dominadon, ekspluatadon, frenezadon, ĝi ĝin batalas.
une lutte globale combat la domination, l'exploitation, l'aliénation, elle la combat
et peut ainsi suivre la structure de la langue originelle :
tuta batalo dominadon, ekspluatadon, frenezadon batalas, ĝi ĝin batalas (cas du japonais)
tuta batalo batalas dominadon, ekspluatadon, frenezadon, ĝi batalas ĝin (cas de l'anglais).
La désinence n servira aussi à éviter quelques équivoques comme « le patron m'exploite plus que vous » , où l'on peut entendre « le patron m'exploite plus que ne le fait mon interlocuteur », ou « le patron m'exploite plus qu'il n'exploite mon interlocuteur » dans le premier cas nous écrirons :
la mastro
min ekspluatas pli ol vi.
et dans le deuxième :
la mastro
min ekspluatas pli ol vin.
Autre exemple, « le travailleur saute sur le flic » donnera, si le travailleur se rue vers le flic :
la
laboristo saltas sur le policiston
ou si le travailleur s'escrime à le trépigner :
la
laboristo saltas sur le policisto.
Remarquons une autre équivoque en anglais, où l'adjectif ne s'accorde ni en genre ni en nombre. Dans la phrase :
Je ne peux accepter les amendements au projet de résolution proposé (s/e ?) par la délégation de la CNT-AIT,
il faudra choisir entre « ne pas accepter les amendements proposés » ou « ne pas accepter la résolution proposée », ce qui est bien différent. L'esperanto dans ce cas-là, présente les même avantages que le français, plus encore, puisque la désinence du pluriel « j » est audible.
Dans son livre « Parlons esperanto » 4, Jacques Jocquin propose une définition de l’esperanto : c’est une langue accusative non flexionnelle aux caractères agglutino-isolants marqués, au lexique majoritairement indo-européen, dotée d’une combinatoire telle que sa syntaxe peut être aussi bien analytique que synthétique.
Diverses critiques et
contre-critiques 5
Bien que l'esperanto cherche à s'éloigner par quelques traits caractéristiquement du modèle indo-européen, il s'y tient fondamentalement tant lexicalement que syntaxiquement, et « la situation aurait été différente si la langue avait été faite par un Japonais » (André Martinet, 1991). Si l'on décidait d'établir une langue à vocation universelle, rien ne prouve que l'on ne prendrait pas le modèle indo-européen, les Japonais n'utilisent-ils pas un de ces modèles, la langue véhiculaire anglaise 6, pour leurs échanges économiques avec le reste du monde ? Langue qui s'est d'ailleurs imposée par l'addition commerciale et coloniale de l'empire britannique et par l'hégémonie du modèle technologique américain. Les facteurs pour qu'une langue internationale s'impose sont multiples (facilité, rationalité, économie…). Si Hitler avait gagné la guerre et que les États-Unis soient réduits à une petite confédération d'États faibles du type de ceux d'Amérique du Sud, ne parlerait-on pas l'allemand dans tous les aéroports ? L'esperanto pourrait donc fonctionner comme langue internationale pour les mêmes raisons que cette fonction a été assurée par les langues naturelles telles que le grec, le latin, le français ou l'anglais.
Une autre critique est soulevée par Destutt de Tracy (Éléments d'idéologie, 1803), qui dit : « Quand tous les hommes de la terre s'accorderaient aujourd'hui pour parler une même langue, bientôt, par le seul fait de l'usage, elle s'altérerait et se modifierait de mille manières différentes dans les divers pays, et donnerait naissance à autant d'idiomes distincts, qui iraient toujours s'éloignant les uns des autres ». Nous pouvons constater que cette critique est bien fondée, en voyant les différentes évolutions du portugais et du brésilien par exemple. L'esperanto, lui, n'est qu'une langue auxiliaire et donc non parlé dans la vie quotidienne, il échappe ainsi au risque d'une évolution parallèle. De sorte qu'avec une académie internationale recensant les évolutions et les portant devant un congrès, les congressistes peuvent favoriser le maintien de la langue, ou du moins en contrôler son évolution.
L'esperanto dans l'Association Internationale des Travailleurs
Bien qu'une décision de congrès de l'AIT (en 1996 à Madrid), ait recommandé l'esperanto comme une de ses langues d'échange, le constat reste navrant : seule la FAU (section allemande) a fait paraître, durant 2 ou 3 années suivant cette décision, un bulletin « ĝisdatigo » (mise à jour) entièrement rédigé en esperanto. Quelques courriers circulent, mais l'anglais et l'espagnol restent les langues officielles de l'AIT, ce qui multiplie de fait le travail de traduction des sections non anglophones et non hispanophones.
Mais notre constance, notre volonté sont entières, l'esperanto reste la seule solution linguistique qui peut respecter nos principes fédéralistes : internationalisme, rotation des tâches (chaque personne doit être capable de porter la parole d'un groupe devant un congrès de l'Internationale), émancipation de l'individu, action directe.
Patrice, syndicat intercorporatif de l’Hérault
(Le Combat syndicaliste CNT-AIT – pages confédérales – octobre novembre 2005 n° 201)
1 - D'après L'homme qui a
défié Babel, de René Centassi et Henri Masson, éd. Ramsay, 1995, ISBN : 2-84114-114-4.
2 - Cf. L'esperanto, de
Pierre Janton, Que sais-je, éd. PUF, 4e édition corrigée, 1994, ISBN :
2-13-042569-0.
3 - D'abord sioniste, il lance l'idée de la création d'un État juif au sein de la fédération des États-Unis : dans le Mississippi, par exemple, où des vastes espaces sont disponibles, ou dans toute autre partie inoccupée du monde. Mais finalement sa religiosité laïque l'empêche de s'identifier à des formes de sionisme nationaliste, et au lieu de penser à la fin de la Diaspora, il cherche l'union par une nouvelle langue.
4 - D'après l'indispensable Parlons
esperanto, Jacques Joguin, éd.
L'Harmattan, 1998, ISBN : 2-7384-6898-5 et Le défi des langues :
du gâchis au bon sens, Claude Piron, éd. L'harmattan, 1994, ISBN :
2-7384-2432-5.
5 - D'après La recherche de la
langue parfaite, Umberto Eco, éd. Seuil, 1994, ISBN : 2-02-012596-X.
6 - Voir au sujet de l'anglais comme langue internationale l'article « Pour une vraie langue internationale », dans La lettre de CDES n° 201 de mai-juin 2001, supplément régional Midi-Pyrénées au Combat syndicaliste.
Cours par correspondance :
SAT Amikaro - 134, Boulevard
Vincent Auriol - 75013 Paris - tél. 01 44 24 50 48 fax 01 44 24 50 02 -
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Sur internet, les premiers pas : http://www.kurso.com.br/bazo/elshuto.html?fr