Enseignement
de la colonisation : quand l'état
s'absout de ses crimes
« Les
races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. […] Elles
ont un devoir de civiliser les races inférieures 1.»
Cette citation de Jules Ferry illustre combien les relations entre le monde de
l'école et la question de la colonisation peuvent être tendancieuses. Ce
« fardeau de l'homme blanc » pèse dorénavant surtout sur les consciences des anciennes puissances
impérialistes : conquêtes sanglantes, exploitation des populations
asservies, torture et exécutions sommaires sont autant de cicatrices à notre
mémoire collective. Ce passé honteux chatouille forcément l'historiographie
nationale, mais aussi l'état qui traîne cette casserole dans ses échanges
diplomatiques.
Si
des historiens n'hésitent pas à mettre le doigt sur ce qui dérange, l'État
préfère le mensonge, y compris par omission : esclavage, collaboration,
soldats cobayes lors d'essais nucléaires, sang contaminé, implication dans la
guerre du Biafra ou dans le génocide rwandais en sont quelques preuves.
Initialement
conçue pour s'excuser de l'abandon dont furent victimes les Harkis, une loi
promulguée le 23 février 2005, est devenue, au gré d'amendements, une apologie
du colonialisme en imposant une « histoire officielle » 2.
L'article 4 prescrit que « les programmes scolaires reconnaissent en
particulier le rôle positif de la présence française outre-mer ». Sans
langue de bois, cela signifie falsifier l'histoire de la colonisation pour
orchestrer un véritable « bourrage de crâne » des élèves. Plus que de
la propagande, l'Histoire et l'École, donc, à travers eux, l'ensemble de la population, se trouvent
confrontées à un véritable révisionnisme d'état et une volonté d'endoctrinement.
Traditionnellement,
les méfaits commis par les gouvernements de notre pays sont plutôt minimisés ou
occultés des manuels d'histoire. L'esclavage et les massacres coloniaux sont
évoqués avec discrétion et sobriété : « Les Européens font venir des
esclaves africains » (Hachette 5e, 2002), « Les conquêtes de
la France ont eu une très grande utilité pour notre pays » explique un
manuel de géographie de 1902, repris dans le Hatier CM2 (2004) qui aborde
surtout les causes de la colonisation en ne faisant qu'une allusion aux guerres
et au travail forcé. Dans sa version Histoire Cycle 3
(2000), Hatier présente un texte sur le travail forcé dans les Comores, seule
anicroche à une vision plutôt plate et bon enfant de la colonisation. La
majorité des manuels publiés en 2004 offrent déjà une image plutôt positive de
la colonisation, relevant plus, selon une professeure d'histoire, d'« une
campagne publicitaire, parfois même d'un véritable bourrage de crâne »
que d'une approche objective 3. Si la loi du 23 février a profondément choqué
certains historiens et enseignants, force est de reconnaître qu'elle ne fait
que renforcer un discours scolaire déjà favorable à la colonisation. Bien sûr,
les manuels ne sont que des produits marchands volontairement consensuels
évitant les sujets délicats 4. En théorie, l'enseignant
peut donc décider librement d'aborder ces questions comme bon lui semble, tant
que ces événements problématiques demeurent dans les programmes. Dans les
faits, la formation initiale est bien souvent victime de la même occultation
des pages sombres de notre histoire nationale 3. Les enseignants avouent ne pas
se sentir suffisamment armés pour traiter de la colonisation et de la
décolonisation 5. Il n'est pas non plus aisé de trouver
le temps et le matériel nécessaires pour combler ces lacunes et créer ses
propres séances sans pouvoir s'appuyer sur les manuels. La loi du 23 février ne
manquera pas d'aggraver cette situation en envoyant un signal fort aux maisons
d'édition, aux institutions scolaires et aux concepteurs des programmes. Elle
demande de dissimuler les horreurs commises par les gouvernements de notre pays
et de ne présenter que des aspects positifs de la colonisation, ceux que l'état
a brandis comme prétextes à son impérialisme.
L'École
retrouvera ainsi le rôle d'agent de promotion du colonialisme qu'on lui avait
assigné sous la IIIe République. « [L'enseignement] a
longtemps imposé aux enfants de métropole une vision idyllique de la
colonisation. Ce qui explique que la politique de conquête ait été aussi
massivement acceptée et soutenue » 5. Les
« hussards noirs de la République » ont été séduits par la tâche
d'enracinement du nouveau régime et d'éducation de populations jugées
culturellement défavorisées. « Partout la France a apporté le bon ordre
et la paix » affirme-t-on dans un manuel de 1923 6.
La « une » du Petit Journal de 1911 (ci-après) délivre le même
message de propagande impérialiste.
L'État
sollicite de nouveau l'École pour justifier ses crimes en revisitant les faits
historiques. Falsifier la réalité et nier des massacres, c'est bien la définition du révisionnisme.
Car ce sont des centaines de milliers de victimes que l'on tente d'enterrer
symboliquement : indigènes tués lors de la conquête militaire de leur
territoire, travailleurs sacrifiés dans le cadre d'une exploitation économique,
victimes des répressions contre les aspirations à la liberté des peuples
colonisés. Quelques exemples sordides parmi d'autres :
-
L'Oubangui-Chari perd 50 % de sa population,
70
% des Canaques de Nouvelle-Calédonie, 90 % des Tahitiens, ou encore 20 % des
Algériens meurent lors de la conquête de ces contrées 7.
- 18 000 travailleurs succombent lors de la construction de la ligne ferroviaire Congo-Océan entre 1921 et 1934. Le travail forcé remplace l'esclavage pendant un siècle dans l'Empire français jusqu'à son abolition en 1946 8.
-
Des émeutes éclatent en Algérie à la suite d'in-
cidents
survenus lors de la manifestation du 8 mai 1945 à Sétif : près de 8 000
Algériens périssent contre 102 Européens. Entre le 23 et le 27 novembre 1946, 3
navires bombardent le port d’Haïphong pour rétablir l'autorité française en
Indochine : 6 000 civils sont tués 9. à Madagascar,
la répression du soulèvement de mars 1947 fait 89 000 victimes selon
l'état-major français 10.
La
loi du 23 février exige de taire ces massacres ainsi que les techniques
effroyables utilisées par l’état français pour maintenir des peuples sous sa
domination : torture en Indochine et en Algérie, « enfumades »
de Bugeaud consistant à asphyxier des Algériens réfugiés dans des grottes (plus
d'un millier de victimes dans celles du massif du Dhara en juin 1845 8),
insurgés malgaches jetés d'avion ou mitraillés dans des wagons à bestiaux 10,
combattants du FLN blessés achevés au couteau de cuisine 11,
sans oublier les humiliations infligées aux peuples colonisés dont certains
furent traités comme des animaux de cirque 12. Cette loi
est donc une véritable abomination qui doit être dénoncée et combattue.
Depuis
quelques mois, des historiens et des professeurs d'histoire ont lancé des
pétitions 13. La première, intitulée « Colonisation :
non à l'enseignement d'une histoire officielle » a été publiée dans Le
Monde du 25 mars 2005. Une seconde pétition a alors pris le relais :
« Je n'enseignerai pas le bon temps des colonies », lancée par
des professeurs (mailto:loicolonies.secondaire@laposte.net
ou mailto:contrelaloidu2302@yahoo.fr).
La
diffusion du contenu de cette loi auprès des historiens, des enseignants, des
étudiants et de la population en général doit être menée pour envisager une
mobilisation. Mais que cette loi soit maintenue ou abrogée, le problème d'un
enseignement de la colonisation sans compromission reste posé. Le scandale qui
attire l'attention sur la façon dont est traité le passé colonial de l’état
français peut au moins donner l'occasion de mettre un terme à l'« indulgence
nationaliste » dont il fait l'objet.
Une
résistance active des enseignants ou une « désobéissance civile »
à l'égard des exigences institutionnelles sera alors nécessaire. Le problème
des connaissances sur la question sera le premier à surmonter en se plongeant
dans des ouvrages tels que Le livre noir du colonialisme de M. Ferro et ceux
cités, des revues « schismatiques » abordant le sujet ou des
sites internet qui peuvent même être créés afin de diffuser ces
connaissances 14. Il faudra également réfléchir à la
manière de transmettre ces savoirs sans compter sur une formation pédagogique
et didactique de la part de l'institution scolaire. Une question
particulièrement délicate dans les établissements où de nombreux élèves sont
originaires d'ex-pays colonisés 15 si l'on veut éviter
de jouer les simples « agitateurs démagos ». Toutefois, si ce
sujet est « chaud », c'est qu'il pose des questions et des problèmes
qui ne pourront être résolus que si on l'aborde. Enfin, il faudra prendre garde
à la réaction de la hiérarchie en
faisant front contre toute tentative de sanction ou de censure. En bref,
entraide et solidarité sont indispensables pour donner aux enseignants les
moyens de sortir du rôle d’agent de propagande.
Ce
pitoyable épisode révèle les enjeux que représente l'enseignement historique.
Les pages sombres du passé de l'état français le gênent car elles récusent son
infaillibilité. L'Histoire a aussi une fâcheuse tendance à éclairer le présent.
Le colonialisme rappelle qu'il est impossible d'importer le bien-être dans un
autre pays, comme le gouvernement des États-Unis prétend le faire, sans causer
de sérieux dégâts. Le passé de « conquistador » de l’état français
est un lourd handicap lorsque l'on veut refuser à des personnes, parfois
originaires d'ex-colonies, le droit de s'installer en France alors que l’état
français a pillé leur pays et s’y est établi par la force et dans le sang. La
conscience du préjudice causé et le sentiment d'avoir une dette envers les pays
pauvres rend ainsi odieuse la politique d'immigration de Sarkozy. Une bonne
raison pour l'État de vouloir ensevelir ce passé. France Culture, radio
d'état, vient d'ailleurs de mettre un terme à l'émission Bouge ta tête
animée par l'historien B. Stora, connu pour ses positions critiques à l'égard
de la colonisation et de la guerre d'Algérie. Sa dernière émission était
consacrée à la loi du 23 février. L'historien conserve tout de même une
chronique de 5 minutes contre une heure d'antenne auparavant 16.
L'État semble peu enclin à donner la parole à ceux qui pourraient lui nuire.
Syndicat intercorporatif de Châteauroux
(Le Combat syndicaliste CNT-AIT – pages confédérales – Décembre 2005/janvier 2006 n° 202)
1 - Discours devant la
Chambre du 28 juillet 1885.
2 - « Des
historiens fustigent une loi prônant un
enseignement positif de la colonisation », Le Monde, 15 avril 2005.
« Des historiens en guerre contre la colonisation positive », Libération,
14 avril 2005.
3 - M. Maschino, « Les génocides dans les manuels scolaires
», Manière de voir no 82, Le Monde diplomatique,
août-septembre 2005.
4 - J. Aldebert, «
Ecrire un manuel d'histoire » in L'enseignement de l'histoire en Europe,
sous la direction de J. Peyrot, Hachette éducation, 1999.
5 - « Des enseignants
dénoncent une attaque contre la neutralité scolaire », Le Monde, 11 juin
2005.
6 - E. Savarèse, «
Histoires héroïques », Histoire et Patrimoine no 3, 2005.
7 - B. Bruneteau, le
Siècle des génocides, Armand Colin, 2004. Exemples cités par M. Maschino, op.
cit.
8 - J. Morel,
Calendrier des crimes de la France d'outre-mer, L'Esprit frappeur, 2001
(téléchargeable sur internet en format pdf : http://perso.wanadoo.fr/jacques.morel67/
).
9 - Y. Benot assacres
coloniaux 1944-1950, La Découverte, 1994.
10 - J. Tronchon,
L'Insurrection malgache de 1947, Karthala, 1986.
11 - P. Vidal-Naquet,
les crimes de l'armée française, La Découverte, 2001.
12 - Zoos humains : Au
temps des exhibitions humaines, sous la direction de N. Bancel, La
Découverte. Voir aussi P. Blanchard et G. Boëtsch, « Bêtes de scène », Histoire
et Patrimoine no 3, 2005.
13 - ( http://www.ldh-toulon.net/article.php3?id_article=500
) ou ( http://1libertaire.free.fr/EnjeuHistoire01.html
).
14 - Une liste de
livres et de sites figure dans Manière de voir no 82, Le
Monde diplomatique, août-septembre 2005, notamment ( http://hypo.ge-dip.etat-ge.ch/www/cliotexte/index.html)
ou le site de Jacques Morel. Voir aussi le no spécial de L'Histoire,
octobre 2005.
15 - B. Falaize, « Enseigner
la Shoah et la guerre d'Algérie », Manière de voir n° 82, Le Monde
diplomatique, août-septembre 2005.
16 - « Les ondes de la
mémoire coloniale », L'Humanité, 22 juillet 2005.