C'était bien une insurrection d'exclus !
Au terme des incidents qui ont secoué les « banlieues » depuis le 28 octobre, plus de 3 000 personnes ont été placées en garde à vue, 422 majeurs condamnés à de la prison ferme et 577 mineurs présentés devant les tribunaux dont 120 ont été incarcérés. La grande majorité des condamnés sont des jeunes sans antécédent judiciaire : c'est le cas de 62 des 77 prévenus présentés au tribunal de Créteil, 22 des 41 de celui de Nanterre ou de 52 des 89 mineurs déférés à Bobigny
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« La majorité des mineurs présen- tés aux juges étaient inconnus des tribunaux », Le Monde, 26/11/ 2005. Voir aussi « Le profil des émeutiers décryptés », http:// www.nouvelobs.com/, 18/11/ 2005. Selon Le Parisien du 23/11/ 2005, 60 % des mineurs con- damnés étaient inconnus des ser- vices de police.
. La réalité des faits dément les propos de Sarkozy qui affirmait que 75 à 80 % des émeutiers étaient déjà connus des forces de police.
Ce ne sont pas non plus uniquement des jeunes arabes, noirs ou immigrés, issus de familles polygames, mais bien souvent des blancs, comme l'atteste l'exemple du Nord -Pas-de-Calais
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« Dans le Nord, au tribunal, des émeutiers loin des clichés » et « Pas méchant, mais influença- ble », Libération, 18/11/2005.
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Au-delà des mensonges politiques, il apparaît qu'on ne peut réduire ces 3 semaines d'émeutes à des actes de délinquance. Le problème est plus complexe et plus grave que cela : tous les émeutiers ont en commun d'appartenir à des familles défavorisées parquées dans des ghettos. C'est la conclusion même d'un rapport des Renseignements Généraux daté du 23 novembre
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« Le rapport explosif des rensei- gnements généraux », Le Pari- sien / Aujourd'hui en France, mercredi 7/12/2005.
selon lequel une crise classique de « guérilla » consécutive à la mort de jeunes s'est transformée en « révolte populaire des cités, sans leader et sans proposition de programme » dont les auteurs avaient en commun une « condition sociale d'exclus de la société française ».
Si la violence des incidents a pu surprendre, les difficultés des quartiers qui en ont été le théâtre sont pourtant bien connues avec une concentration de populations souffrant de discriminations et d'exclusion (chômeurs, immigrés, familles pauvres...). Plusieurs rapports publiés depuis un an apparaissent a posteriori comme des augures.
Panne d'intégration et discrimination à l'embauche : un racisme quotidien
En novembre 2004, la Cour des Comptes critiquait férocement les déficiences de l'intégration des familles immigrées dans notre société, décrivant une « situation de crise » qui est « le résultat de la manière dont l'immigration a été traitée ». Le rapport souligne les problèmes liés au chômage et à la misère qui ont frappé ces populations, entraînant une ségrégation urbaine et leur concentration dans les zones les plus défavorisées
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« La Cour des comptes fustige 30 ans de politiques d'immigration », Le Monde, 24/11/2004.
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Ce triste tableau confirme le rapport de l'INSEE sur la situation des immigrés sur le marché du travail
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L'emploi des immigrés en 1999, INSEE n° 717, mai 2000.
: confinés dans des emplois peu qualifiés (40 % des immigrés contre 26 % pour la moyenne nationale), précaires (surreprésentés dans les emplois temporaires : CDD, intérim ; ou à temps partiel) et mal payés (le salaire moyen d'un immigré travaillant à temps complet est inférieur de 10 % à celui de la moyenne de l'ensemble des salariés masculins). Ils sont plus exposés au risque du chômage : les immigrés représentent 8 % de la population active, mais 14 % des demandeurs d'emploi.
Des testings menés par l'Observatoire des discriminations en mai 2004 et en février-mars 2005 révèlent qu'un candidat à l'embauche d'origine maghrébine a 6 fois moins de chance d'être retenu pour un entretien avec un CV équivalent
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Observatoire des discriminations, « Discriminations à l'embauche : de l'envoi du CV à l'entretien », avril 2005, p. 9.
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L'origine ethnique et le quartier d'où l'on vient peuvent engendrer des discriminations à l'embauche. Ainsi, les entreprises évincent souvent les demandeurs d'emploi issus des banlieues affublés de stéréotypes négatifs qui frisent la xénophobie
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« Les entreprises souvent réti- centes à embaucher des jeunes issus des cités », Les Échos, 7/11/2005.
. Les jeunes sont conscients de cette situation injuste qui attise d'autant plus les frustrations liées au chômage. Certains ont d'ailleurs expliqué que si des entreprises ont été visées par des émeutiers, c'est parce qu'elles sont accusées de se faire de l'argent en bénéficiant d'exonérations fiscales pendant 5 ans (charges sociales, impôts sur les bénéfices, taxe professionnelle...) alors qu'elles n'embauchent pas de jeunes du quartier. En théorie, les entreprises qui s'implantent en Zones Franches Urbaines sont tenues de recruter un tiers de leurs salariés dans le quartier (20 % avant 2002) : c'est le cas de 27 % des emplois dans les entreprises installées avant 2002 et 32 % pour celles établies depuis
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Rapport 2005 de l'observatoire des zus. (http://www.ville.gouv.fr/infos/dossiers/observatoire-des- zus.html)
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Les ZUS : des quartiers sinistrés, des familles abandonnées
Les 750 Zones Urbaines Sensibles, représentant près de 5 millions de personnes, forment des quartiers ghettos qui concentrent tous les problèmes sociaux :
- Le chômage frappe 20,7 % des actifs (le double de la moyenne nationale) ; femmes, jeunes et immigrés sont plus exposés à ce risque
8
Rapport 2005 de l'observatoire des zus. (http://www.ville.gouv.fr/infos/dossiers/observatoire-des- zus.html)
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- 25 % des habitants sont d'origine immigrée (étrangers ou naturalisés)
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« Zones urbaines sensibles : un enjeu territorial de la cohésion nationale », septembre 2004. Voir site cité ci-dessus.
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- 27 % des ménages sont pauvres, soit le triple de la moyenne de l'ensemble de l'espace urbain
9
« Zones urbaines sensibles : un enjeu territorial de la cohésion nationale », septembre 2004. Voir site cité ci-dessus.
. 57 % des ménages ne sont pas imposables contre 40 % sur l'ensemble du territoire. Le revenu fiscal moyen des ZUS représente 61 % de la moyenne nationale
8
Rapport 2005 de l'observatoire des zus. (http://www.ville.gouv.fr/infos/dossiers/observatoire-des- zus.html)
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- Familles modestes et exclues se concentrent naturellement dans ces quartiers qui comptent 61 % de locataires HLM 9. La question du logement est loin d'être réglée car les constructions ne représentent que 91 % des démolitions 8. Au niveau national, l'effort de construction méprise le logement social modeste au profit du haut de gamme qui constitue une opération immobilière plus juteuse
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« La France construit beaucoup, mais peu dans le social », Le Monde, 25/11/2005 et « Pas de relance pour le logement social », Alternatives économiques n° 240, octobre 2005.
. 40 000 logements sociaux sont construits en moyenne en 2004 et 2005 contre 72 000 en 1994.
- Les ZUS comptent en moyenne 2 fois moins d'établissements médicaux que leurs communes. Pourtant, ces populations souffrent plus durement de problèmes de santé, notamment d'obésité ou de santé dentaire chez les enfants
8
Rapport 2005 de l'observatoire des zus. (http://www.ville.gouv.fr/infos/dossiers/observatoire-des- zus.html)
.
- L'école est le reflet de la ségrégation spatiale : 64 % des élèves sont issus de familles considérées comme défavorisées, 6 % des élèves de 6e comptent 2 ans de retard contre 3 % ailleurs et le taux de réussite au brevet des collèges est de 67 % en ZUS contre 77 % pour le reste du pays
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Rapport 2005 de l'observatoire des zus. (http://www.ville.gouv.fr/infos/dossiers/observatoire-des- zus.html)
. La moyenne des jeunes sans diplôme est le double de celle de l'ensemble du territoire
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« Zones urbaines sensibles : un enjeu territorial de la cohésion nationale », septembre 2004. Voir site cité ci-dessus.
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Ségrégation urbaine = apartheid social
L'accumulation de tous ces maux dans un même quartier le transforme en véritable cocotte-minute susceptible d'exploser quand la pression de la misère devient insoutenable. Ce phénomène, pourtant prévisible, est favorisé par les pouvoirs publics qui font barrage à toute mixité sociale. La loi Solidarité et Renouvellement Urbain de décembre 2000 impose, à partir de 2002, aux communes de plus de 3 500 habitants (1 500 en région parisienne) d'atteindre 20 % de logements sociaux en 20 ans. 742 communes, dont 188 franciliennes, ont été pointées du doigt par le ministère du Logement parce qu'elles refusent l'habitat social. Depuis 5 ans, un tiers n'ont absolument rien fait
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« Logement social : villes effron- tément hors-la-loi » Libération, 30/08/2005.
, 180 communes comptent moins de 5 % de HLM et 140 n'en ont construit aucun depuis 2002
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« La solidarité urbaine sapée par ses cancres » et « 140 commu- nes restent de marbre face à la loi SRU », Libération, 21/11/2005.
. Des communes préfèrent ainsi payer une amende annuelle de 152 euros par logement manquant plutôt que d'accueillir des pauvres. En région parisienne, le déficit dû à ce manque de solidarité atteint 158 000 logements
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« La solidarité urbaine sapée par ses cancres » et « 140 commu- nes restent de marbre face à la loi SRU », Libération, 21/11/2005.
. Parmi ces villes figurent en « bonne place » Neuilly (2,6 % de logements sociaux) dont Sarkozy, ex-maire, est encore conseiller municipal, ou Raincy (4,7 %) dirigée par Raoult, qui milite contre les contraintes de la loi SRU et a instauré le couvre-feu dans sa commune pourtant calme. C'est quand même un comble que ceux qui condamnent le plus férocement les émeutes soient en fait responsables du malaise social qui les a engendrées !
Des élus se permettent donc de cracher à la figure des 3 millions de mal logés et des 1,3 million de personnes en attente d'un HLM. Un scandale qui s'explique par la complaisance de l'État. En Île-de-France, des préfets réduisent parfois le montant des amendes : par exemple, Neuilly-sur-Seine versera 26 % du montant de celle-ci alors qu'elle devrait en payer 46 %
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« Quand les préfets franciliens esquivent la loi SRU », L'Huma- nité, 29/11/2005. Le montant de l'amende à verser est réduit en fonction des efforts réalisés par la ville.
.Depuis les émeutes, les politiciens essaient de sauver la face en dénonçant cet état de fait : renforcement des amendes, inéligibilité des maires hors-la-loi, réduction des subventions aux communes bafouant la loi SRU... Il faut donc bien reconnaître que les émeutes et les incendies de voitures, moyen de revendication un peu maladroit qui frappe des gens souvent démunis, ont réussi à attirer l'attention sur la détresse des quartiers défavorisés. Malheureusement, l'État ne peut que lâcher des miettes, voire ne rien changer, ce qui est le cas en ce qui concerne la loi SRU et le logement social
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« Fragile statu quo sur la loi sur la mixité sociale », Le Monde, 29/ 11/2005.
. Le maître du système ne risque pas d'entreprendre la transformation radicale de la société qui s'impose en résolvant les problèmes qu'il a lui-même créés.
Gros bâton, petite carotte et énormes manipulations
Quand des jeunes protestent ou explosent en raison d'une telle situation de misère et d'exclusion dans lesquelles on les plonge, que fait l'État ? Il réprime et enfonce des populations déjà accablées. Pour répondre à la grave crise des « banlieues », le pouvoir a prononcé plus de sanctions qu'il n'a promis d'aides.
Face aux émeutes, l'État a mis en place une justice expéditive. Interpellations effrénées et souvent injustifiées comme l'atteste le faible taux de condamnations au regard du nombre d'interpellations : environ 4 500 gardes à vue en comptant celles qui ont eu lieu après la fin des incidents, pour 420 condamnations à de la prison ferme pour des majeurs et 120 mineurs ont été écroués
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« Banlieues. Une justice sous pression », L'Humanité, 3/12/05.
. Pourtant, les comparutions immédiates se sont fréquemment soldées par des peines abusives au terme de procès bâclés car sans enquête sérieuse et sous la pression de l'État, qui a adressé des consignes claires aux tribunaux, dénoncées par le Syndicat de la magistrature
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« Les présumés émeutiers con- damnés à la chaîne », Libération, 8/11/2005 et « Banlieues : des associations dénoncent une jus- tice d'abattage », http://www.le monde.fr/, 24/11/2005.
. Bavures à répétition, provocations policières et injustices n'ont sûrement pas facilité l'apaisement.
L'instauration de l'état d'urgence et d'un couvre-feu, en reprenant une loi de 1955 liée à la guerre d'Algérie est aussi le signe d'une volonté répressive aveugle et contre-productive car jugée comme provocatrice. L'état d'urgence permet ainsi d'interdire la circulation des personnes et des véhicules, l'interdiction des réunions et la fermeture des salles de spectacle ou des débits de boisson, de perquisitionner les domiciles de jour comme de nuit et de censurer les médias (cette disposition a été exclue dans la circulaire adressée aux préfets)
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« Bienvenue dans 3 mois d'ex- ception », Libération, 16/11/2005.
. En outre, le premier couvre-feu a été instauré alors que les incendies diminuaient et sa prolongation pour 3 mois est intervenue quand la situation tendait à redevenir normale. L'état d'urgence est totalement injustifié, comme le démontre la faiblesse de sa mise en œuvre
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« Banlieues : couvre feu appliqué dans 5 départements, la violence recule », Le Monde, 10/11/2005.
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Le gouvernement a aussi décidé de frapper les familles, déjà pauvres, au porte-monnaie si leur enfant a participé aux violences urbaines : suspension des aides sociales (pour la nourriture, la cantine, le loyer, la facture EDF...) déjà appliquée à Draveil (Essonne), ou des allocations familiales (projet à l'étude selon Bas, ministre délégué à la Famille)
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« La droite relance la controverse sur la suspension des aides sociales », Le Monde, 16/11/05.
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Du côté des réponses politiques au malaise social des ZUS, le « chien est maigre » : service civil volontaire, apprentissage à 14 ans, relance des aides aux associations, 20 000 contrats aidés dans les quartiers défavorisés, légalisation des testings contre les discriminations, réflexion sur les CV anonymes, projet de relance des ZEP
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« Après le bâton, Villepin sort les bonbons », Libération, 1/12/2005.
... En bref, surtout l'annonce de promesses à venir permettant d'essayer d'acheter la paix sociale à bas prix. Compte tenu de la gravité du malaise, on peut douter sérieusement de la réussite de cette entreprise hypothétique et s'attendre à d'autres incidents.
Le gouvernement tente également d'agiter des chimères pour dissimuler les origines profondes de la crise des quartiers défavorisés. Après la théorie du complot des islamistes ou des trafiquants pour expliquer les incidents, c'est le tour du rap, de la polygamie, des mariages blancs ou de l'immigration en général. Les immigrés sont utilisés comme bouc émissaire avec une multiplication des attaques à leur encontre : restauration de la double peine pour les personnes en situation régulière ayant participé aux incidents, restriction du droit au regroupement familial, renforcement du contrôle des mariages mixtes... L'annonce de ces mesures au lendemain des émeutes laisse entendre que les immigrés seraient donc en grande partie responsables de celles-ci et que le FN aurait raison. Une stratégie pour fuir ses responsabilités particulièrement dangereuse quand on repense aux présidentielles de 2002.
Il n'y a pas de fumée sans feu
La fumée des bâtiments et des véhicules calcinés provient d'un feu de rage qui couve au sein de notre société, attisé par les injustices sociales. L'écran de fumée drapé par l'État qui masque sa responsabilité dans ce malaise en accusant les délinquants, les trafics et les immigrés, empêchera de s'attaquer aux véritables racines du problème (chômage, misère, discrimination, humiliation...) qui, en se perpétuant, provoqueront immanquablement d'autres incendies. Malgré 25 000 policiers et gendarmes mobilisés, 425 voitures ont été détruites dans 267 communes au cours de la nuit du 31 décembre (333 dans 132 villes l'an passé)
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« Des incidents, mais pas d'émeutes… », Le Monde, 3/01/ 2006.
. Les jeunes qu'on invite à voter se rendront vite compte que cela ne sert à rien et chercheront d'autres moyens d'exprimer leur colère. Notre société profondément injuste semble atteindre ses limites, mais reste à savoir vers quelle évolution nous nous dirigeons : révolution sociale ou montée du fascisme pour préserver un ordre inégalitaire ?