Le système carcéral est une effroyable machine à broyer les personnes répondant à une volonté de vengeance à l'encontre de ceux qui menacent l'ordre. Pourtant, cette institution se révèle incapable d'assurer une quelconque paix sociale en brisant toute velléité d'enfreindre les lois, notamment parce que ceux qui le font agissent par nécessité. Effroyable, mais inefficace... alors pourquoi ne pas abattre toutes les prisons ?
« Nous préférons encore en finir une bonne fois pour toutes que de nous voir crever à petit feu. »
Début janvier 2006, Chirac annonce son intention d’inclure l’abolition de la peine de mort dans la Constitution. Quelques jours plus tard, dix condamnés à perpétuité de la prison de Clairvaux réclament son rétablissement. Les « emmurés vivants » entendent ainsi dénoncer l’insoutenable supplice des longues peines et la barbarie de l’enfermement.
- L’emprisonnement est une terrible agression qui répond à un désir de vengeance de la part des défenseurs de l’ordre établi. C’est bien pire qu’une simple privation de liberté, pourtant déjà difficile à supporter. Être incarcéré, c’est bien sûr ne pas être libre de ses mouvements en restant enfermé entre 4 murs toute la journée, pour une période plus ou moins longue. C’est aussi ne pas voir ceux que l’on aime, ce qui compte pour soi et fonde votre envie de trouver une place dans la société. C’est également faire ses besoins devant les autres, subir des brimades, des violences physiques et psychologiques quotidiennes
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« Une brèche dans l'omerta sur la violence carcérale », Libération, 6 octobre 2005. Les statistiques de l'administration pénitentiaire montrent que les violences entre détenus ont doublé entre 2003 et 2005.
. C’est être marqué d’un sceau d’infamie en sachant que cela vous fermera bien des portes à votre sortie et, conséquemment, dans bien des cas, vous rouvrira celles de la prison. Malheureusement, c’est une souffrance impossible à imaginer pour ceux, comme moi, qui n’ont pas connu cette expérience. «
C’est lorsque l’on est dedans que l’on se rend compte à quel point la prison est injuste. Avant d’y être moi-même confronté, cela ne m’avait même pas effleuré... »
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Extrait de Paroles de détenus, collection Librio (http://perso. wanadoo.fr/mondalire/Pdetenus.h tm). Voir aussi Jean-Marc Rouil- lan, Je hais les matins, Éditions Denoël ou le rapport parlemen- taire Prisons, une humiliation pour la République (2000).
C’est pourquoi la majorité de la population trouve ce système acceptable.
- La surpopulation demeure préoccupante avec 59 167 détenus (dont plus de 21 000 prévenus attendant d’être jugés) au 1er mars pour 51 140 places, soit un taux d’occupation de 115 %. La promiscuité tourne à l’entassement scandaleux et les conditions d’emprisonnement ont déjà été qualifiées de cruelles ou répugnantes, notamment par le Comité européen de prévention de la torture et l’Observatoire international des prisons (OIP)
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http://www.oip.org/
. Une campagne nationale, Trop c’est trop, a été lancée en janvier dernier pour imposer le respect d’un numerus clausus limitant le nombre de détenus dans chaque prison. Un rapport du CNRS de décembre 2005 montre qu’un aménagement de peine en milieu ouvert pour les personnes condamnées à moins d’un an permettrait de remédier efficacement à cette surpopulation
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« Une campagne contre les pri- sons surpeuplées », Le Monde, 17 janvier 2006
. Le rapport 2005 de la Commission nationale de suivi de la détention provisoire dénonce l’augmentation du nombre de prévenus et l’allongement de la durée de détention provisoire qui engendrent une sur- occupation des maisons d’arrêt.
- Le délire sécuritaire entraîne l’allongement et le développement des longues peines
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« L'appel de Clairvaux, réponse désespérée à l'allongement des peines », AFP, 29 janvier 2006.
. Entre 2001 et 2005, le nombre de prisonniers condamnés pour 20-30 ans est passé de 900 à 1 400. Les libérations conditionnelles sont de plus en plus difficiles à obtenir : la loi « récidive » de décembre 2005 a porté la période durant laquelle un détenu ne peut prétendre à une libération conditionnelle de 15 à 18 ans, voire 22 ans s’il est récidiviste. Les peines de sûreté ont également été augmentées allant aussi jusqu’à 22 ou 30 ans selon les cas. Selon le rapport Terra, le taux de suicide atteint 45 pour 10 000 chez les condamnés à plus de 20 ans, et 33 pour 10 000 chez les prévenus en attente de jugement, contre 23 en moyenne
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« Les carences de l'État face au drame des suicides en prison », Le Monde, 5 décembre 2003.
. Dans son rapport 2005, l’OIP rappelle que l’allongement des peines est reconnue comme étant un facteur d’aggravation des violences carcérales.
Ces conditions de détention inhumaines engendrent un nombre dramatique et croissant de suicides en prison : 122 décès en 2005 contre 115 en 2004. En 1980, on ne comptait que 36 détenus ayant mis fin à leurs jours ! Selon les estimations du Conseil de l’Europe portant sur les données 2002, la France occupe une triste seconde place pour le taux de suicides en prison au sein de l’Europe des Quinze. Face à une telle hécatombe, l’État s’est engagé, fin 2003, à réduire ces morts de 20 % en cinq ans grâce au développement de la prévention
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« Le nombre de suicides en prison a augmenté en 2005 », Le Monde, 10 mars 2006.
. L’État s’octroie une marge de 100 morts par an.
Les statistiques de 2005 mettent à mal ce vœux pieux et conduisent à se demander si on peut vraiment empêcher les gens de vouloir mourir quand on les enferme dans des conditions effroyables. Faut-il se contenter de parvenir à faire souffrir les détenus en se préoccupant simplement de les maintenir en vie pour prolonger leur supplice ?
Dans son rapport accablant sur le système carcéral français, Gil-Roblès, commissaire européen aux droits de l’homme, souligne que près de la moitié des suicides concernent des prisonniers en détention provisoire, donc non condamnés par la justice. La plupart de ces actes dramatiques surviennent au cours des six premiers mois parce que les détenus ne parviennent pas à supporter un enfermement inhumain
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« Près de la moitié des suicidés en détention provisoire », Le Monde, 17 février 2006.
. Le procès d’Outreau est le triste exemple du scandale judiciaire d’une société qui laisse des in-nocents croupir en prison pendant 3 ans en sachant que tous n’en ressortiront pas forcément.
Pourtant, ces morts et ces vies brisées ne remettent pas en cause le système carcéral. L’État s’acharne à enfermer des dizaines de milliers de personnes et se préoccupe simplement d’accroître le nombre de places en prison (un programme de construction de 13 000 places d’ici fin 2007 a été lancé en 2002). De Gauche à Droite, on renforce l’arsenal coercitif, on crée de nouveaux délits et on stigmatise de nouvelles catégories de la population (étrangers, jeunes, prostituées...). Notre société se condamne alors à enfermer de plus en plus d’individus dans des conditions inhumaines. C’est accepter en parallèle une multiplication des victimes de délits. Il serait beaucoup plus pertinent de prendre le mal à la racine et de se concen-trer sur la prévention plutôt que de s’en remettre à un système carcéral qui s’avère inefficace.
Si les prisons ne servent à rien, il faut les abattre.
La prison n’a qu’une vocation à châtier et se venger. Elle écrase les détenus, ne leur laisse quasiment aucune chance de réinsertion et favorise ainsi la récidive
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« Le Conseil de l'Europe dénonce l'État alarmant des prisons fran- çaises », http://www.lemonde.fr/, 22 septembre 2005.
. Le Conseil économique et social (CES) a déploré le manque d’efforts et de moyens consacrés à la réinsertion des prisonniers : seulement 11 % du budget de l’administration pénitentiaire y est destiné. 9 % des détenus bénéficient d’une formation professionnelle et un tiers occupe un « travail » à temps partiel derrière les barreaux (contre 50 % en 2001)
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« La prison rate sa réinsertion », L'Humanité, 23 février 2006 et « Le chômage en prison », Le Monde, 10 avril 2005. Depuis 1987, le travail des détenus n'est plus obligatoire.
. La lutte contre l’analphabétisme est également insuffisante alors que l’exemple du Canada montre que la formation et l’éducation, qui représentent un tiers des dépenses pénitentiaires dans ce pays, permettent de réduire la récidive. Le CES dénonce les conditions d’incarcération et affirme que «
La prison ne doit s’envisager que comme l’ultime recours et il importe de penser davantage la sanction en termes de réparation dans un contexte éducatif. »
La prison broie les individus et occasionne de graves pathologies psychiques provoquées par l’enfermement et la promiscuité. Cependant, la prise en charge médicale est déficiente : à la prison de Tours où exerce un psychiatre à mi-temps, il faut attendre 1 mois pour une consultation
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« à la prison, trop de détenus et pas assez de temps », La Nouvelle République (Tours), 9 février 2006.
. Selon une étude conjointe de la Direction générale de la santé et de l’Administration pénitentiaire, 8 détenus sur 10 souffrent de troubles psychiques, près de 10 % sont schizophrènes. L’univers carcéral vient aggraver des problèmes préexistants : un tiers des détenus ont déjà consulté un psy avant leur emprisonnement. Conséquence, 40 % présentent un risque suicidaire
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« La majorité des détenus souffrent de troubles psychi- ques », Le Monde, 8 décembre 2004.
. Dans ces conditions, les détenus sortent complètement démolis et certains replongeront à cause de ça.
La question de la récidive, utilisée pour renforcer l’emprisonnement (allongement des peines, réduction des libérations conditionnelles...), est pourtant révélatrice de l’inutilité du système carcéral. Le taux de récidive pour une personne condamnée est en moyenne de 31 %, mais il atteint 61 % pour les individus déjà incarcérés. En général 31,7 % des auteurs de délits rechutent contre 4,7 % pour les auteurs de crimes
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« Quelques chiffres concrnant notre système judiciaire en 2003 », Le Nouvel Observa- teur n° 2122, 7 juillet 2005.
. Les disparités sont également importantes selon la nature du crime commis : 0,5 % pour un homicide volontaire, 1 % pour un viol, 75 % pour un vol sans violence
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« Le garde, des sceaux fâché avec les chiffres », Le Monde, 14 octobre 2005.
. Ces études menées par Annie Kensey et Pierre-Victor Tournier montrent aussi que la récidive atteint 11% pour ceux n’ayant eu aucune condamnation précédente contre 37 % pour ceux ayant déjà eu une ou plusieurs condamnations. La rechute est également plus forte chez les condamnés à une longue peine n’ayant pas bénéficié d’une libération conditionnelle
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« Un libéré de prison sur deux récidive dans les 5 ans, selon une étude inédite du ministère de la Justice », Le Monde, 7 mai 2004. Voir aussi une présentation des travaux de Tournier sur (http: //misha1.u-strasbg.fr/UMR7043/do cs/TRE20053.pdf) ou Annie Ken- sey et Pierre Tournier, La récidive des sortants de prison, Cahiers de démographie pénitentiaire, mars 2004.
. Plus on fait de prison, plus on a de chance d’y retourner... alors à quoi cela sert de continuer à enfermer les gens ?
Il est également intéressant de regarder pourquoi on les met en prison. Les crimes représentent moins d’1 % des condamnations (la moitié sont des viols) 13. La plupart des personnes emprisonnées n’ont rien à voir avec les « monstres sanguinaires » qui font la une. Les deux tiers écopent d’une peine inférieure à 5 ans. En 2005, 17 % des condamnés le sont pour vol simple, 7 % pour escroquerie et recel, 2 % pour être sans papiers, 15 % pour drogue (y compris cannabis)
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Les chiffres clés de l'adminis- tration pénitentiaire, Direction de l'administration pénitentiaire, dé- cembre 2005.
. On emprisonne des personnes qui tentent de fuir la misère en venant dans notre pays. On enferme des gens poussés vers la délinquance faute de moyens de subsistance. On peut aussi englober dans les crimes et délits découlant de la misère et des inégalités sociales les homicides ou agressions résultant d’un vol. On punit des individus qui plongent dans des paradis artificiels pour échapper à la dure réalité d’une société injuste. Et que dire des 22 % tombés pour agressions sexuelles que l’on espère remettre « dans le droit chemi » en les cloîtrant dans un univers abject où le viol est banal. Entre les pauvres qu’on punit et les personnes souffrant de troubles mentaux qui devraient plutôt bénéficier de soins, il y a de quoi vider les prisons et les détruire.
On enferme derrière des barreaux des individus qui sont aussi des victimes de notre société et de notre mode de vie. La prison ne semble guère dissuasive comme en témoigne les études sur la récidive. L’État clame que c’est parce que les peines sont trop clémentes, mais des gens préfèrent mettre fin à leur vie après quelques jours d’emprisonnement. Faut-il rétablir la peine de mort alors qu’elle a été abolie parce qu’elle ne présentait aucun intérêt dissuasif ? L’exemple des États-Unis démontre qu’elle ne jugule en rien les homicides.
Selon Badinter le monde carcéral souffre d’une « loi d’airain » qui veut que les gens « dehors » refuseront qu’un détenu bénéficie de conditions d’existence supérieures à celles du travailleur libre le plus défavorisé
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allocution de Robert Badinter lors des États généraux de la con- dition pénitentiaire, 7 mars 2006.
. Il existe un lien entre la condition pénitentiaire et le modèle social, mais celui-ci offre de multiples interactions. Une société qui laisse des gens mourir de faim ou de froid, qui écrase les travailleurs pour les profits des actionnaires, prône l’enrichissement et la consommation effrénée comme valeur fondamentale ou flatte le machisme, s’expose de fait à des comportements délinquants. Ces derniers ne sont qu’un produit du fonctionnement de notre société, c’est le modèle qui crée les déviances. Combien resterait-il de prisonniers dans une société qui assure un revenu décent à chacun, privilégie l’épanouissement des individus et la solidarité ? Aucun, puisqu’on refuserait alors de broyer les gens de la sorte. Si l’État choisit de s’enfermer dans un cercle vicieux et stérile (construire de nouvelles prisons pour continuer à emprisonner plus de personnes), c’est parce que ce n’est pas dans sa nature d’apporter les transformations sociales qui permettraient d’enrayer la criminalité. Précarisation, chasse aux immigrés, criminalisation des luttes et de la misère... la spirale implacable se poursuit. Pourtant, après des siècles d’enfermement, avec les résultats que l’on connaît, il serait grand temps de trouver une autre solution. Les divers rapports déplorant les conditions d’incarcération et l’affaire d’Outreau doivent déboucher sur une véritable réflexion sociale remettant en cause le système carcéral. Il est normal qu’une société cherche à protéger ses membres, mais alors elle ne devrait pas supporter que certains d’entre eux soient voués à subir un traitement effroyable, surtout si cela ne sert à rien. En se contentant de briser par l’incarcération, nous favorisons de nouveaux crimes et de nouvelles victimes. Pour mettre un terme à ce désastre humain, il faut créer les conditions sociales qui rendent inutiles les crimes et délits. Si l’on ne peut éradiquer tout comportement agressif et « nocif », il faut envisager d’autres alternatives (éducation, soin, réparation...) qui seront plus efficaces que l’emprisonnement.