C
omment peut-on laisser se perpétrer l’exploitation des salariés, tolérer la misère et le chômage, accepter que nos collègues soient brimés ou virés ? C’est à ces questions que le psychiatre Christophe Dejours a tenté de répondre dans son livre Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale
1
C. Dejours, La souffrance en France, Seuil, 1998.
qui a inspiré le film documentaire Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.
Dejours construit une théorie de la soumission à la cruauté du monde du travail. En bref, l’acceptation de l’exploitation serait une stratégie de défense développée par les travailleurs eux-mêmes. Ce processus s’appuie sur quelques facteurs clés qui interagissent ensemble.
- Un certain fatalisme devant l’absence d’« alternative crédible » qui empêche la dénonciation des méfaits du système. «
La souffrance s’accroît parce que ceux qui travaillent perdent progressivement l’espoir que la condition qui leur est faite aujourd’hui pourrait s’améliorer demain. » Le scepticisme à l’égard des partis politiques ou des syndicats est une manifestation de cette analyse.
- La résignation face aux injustices sociales ou «
banalisation du mal » serait une «
défense contre la conscience douloureuse de sa propre complicité, de sa propre collaboration et de sa propre responsabilité dans le développement du malheur social ». Une idée confirmée par le témoignage d’un salarié lors de la projection de Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés au cinéma Apollo à Châteauroux. Comment se rebeller quand on risque soi-même sa place ? Ainsi la dénonciation aurait surtout tendance à familiariser la population aux injustices et à favoriser le fatalisme.
- La contestation peut être freinée par certains processus psychologiques qui empêchent la reconnaissance et l’expression de la souffrance au travail. Il s’agit notamment de la « culpabilité par les autres » (critique des mouvements sociaux par les politiques ou les médias) ou la «
honte spontanée de protester quand d’autres sont beaucoup plus mal lotis ». (Pourquoi se plaindre alors qu’on a un boulot ?)
- La peur de la précarité et du licenciement affectent gravement le comportement des travailleurs en favorisant la soumission. Ce phénomène provoquerait également une rupture entre ceux qui la vivent en occupant un emploi et ceux qui ne travaillent pas.
- La résignation est basée sur un «
mensonge institué » ou «
distorsion communicationnelle » : le réel du travail est dénié au profit d’idées dominantes fausses qui, par leur existence, empêchent d’analyser correctement la situation (valorisation des éléments positifs du système, propagande interne des entreprises, solidarité d’entreprise face aux concurrents, etc).
- L’acceptation du « sale boulot » découlerait d’une perversion du sens moral des gens qui, sous le poids du concept de virilité, trouveraient finalement les injustices normales : «
Celui qui refuse ou ne parvient pas à commettre le mal est dénoncé comme un pédé, une femme, un gars qui n’en a pas... » Dominer, user de la force aux dépens des autres est une attitude valorisée dans notre société. Ce « cynisme viril » affecte surtout ceux qui sont directement impliqués. Les autres pouvant fuir la réalité en se mettant des « œillères volontaires ».
- Ces comportements sont confortés par une idéologie de la rationalité économique : «
Le sale boulot devient alors un travail de ménage, de dépoussiérage, de dégraissage... » Un discours dominant ultra-libéral justifie l’efficacité du système, les exclusions ou la souffrance des travailleurs. Stratégie de défense face à la peur engendrée par un système de domination et rationalisation s’alimentent mutuellement.
Dejours développe également un modèle social à 3 étages. Au-dessus se trouvent les «
leaders de la doctrine néo-libérale » pervers ou paranos. Puis viennent les «
collaborateurs » qui agissent selon des stratégies de défense et non par désir de participer au mal. Enfin, la masse qui subit et accepte le mal.
L’ouvrage se termine par quelques pistes concernant les remèdes à ce problème. Il faudrait, selon lui, que les mentalités évoluent de la virilité au courage de reconnaître et d’affronter la souffrance. Il convient également de révéler les mensonges du discours dominant sur la nécessité de l’exploitation salariale ou la justification des injustices sociales.
L’analyse peut être prolongée dans une perspective anarchosyndicaliste. La souffrance des travailleurs pressurés est dénoncée à travers les luttes sociales ou sur les lieux de travail. Mais surtout, compte tenu de la chute de l’idéologie communiste autoritaire et de la méfiance à l’égard des partis de gauche, le communisme libertaire et l’autogestion anarchiste doivent être valorisés comme représentant l’alternative au capitalisme. Si les travailleurs sont maîtres de l’appareil productif et fixent eux-mêmes les conditions de travail, il est évident que leur souffrance cessera, tout comme la violence au travail, les rapports de domination et les injustices sociales. L’émancipation des travailleurs est la seule voie pour sortir de l’exploitation patronale.
La souffrance au travail en chiffres.
- 600 personnes meurent chaque année dans un accident sur leur lieu de travail
2
« Au travail, 600 morts par an », Libération, 17 février 2005.
.
- 44 614 cas de maladies professionnelles ont été dénombrés en 2003, contre 41 000 en 2002 et 13 000 en 1996
3
« Les maladies professionnelles en hausse », L’Humanité, 26 mai 2006.
.
- 20 000 cancers par an sont d’origine professionnelle selon des études de l’Arc et de la Fnath
4
« En France, 20 000 cas de cancers par an sont d’origine professionnelle », Le Monde, 23 mars 2006.
.
- Près de 700 000 accidents professionnels sont recensés chaque année. Si l’on observe une légère baisse générale entre 2003 et 2004, les accidents graves ont en revanche augmenté depuis 3 ans (51 789 en 2004)
3
« Les maladies professionnelles en hausse », L’Humanité, 26 mai 2006.
.
- Selon une étude de la DARES
5
Direction de l’animation, de la recherche, des études et des statistiques.
réalisée en 2003, 237 000 salariés sont exposés chaque année à au moins un produit cancérigène. L’exposition est jugée forte ou très forte dans 15 % des cas
6
« Trop de salariés à proximité de produits toxiques », L’Humanité, 11 août 2005.
.
- 60 000 à 100 000 personnes devraient mourir d’ici 2025 des suites de leur exposition à l’amiante dans le cadre de leur emploi selon le rapport du Sénat
7
« Amiante : l’État et les industriels accusés », Libération, 27 octobre 2005.
.
- 40 % des salariés sont victimes d’une contrainte physique selon l’étude Sumer du Ministère de l’emploi. Cinq contraintes physiques hebdomadaires ont été retenues : être debout ou piétiner pendant plus de 20 heures, soulever des charges pendant plus de 20 heures, gestes répétitifs pendant plus de 10 heures, vibrations dans les bras pendant plus de 10 heures et contraintes de posture pendant plus de 2 heures. Si 9 % des cadres sont touchés, ce taux atteint 75 % pour les ouvriers non qualifiés. L’enquête pointe aussi du doigt le sort des intérimaires qui sont particulièrement concernés par les conditions de travail les plus désagréables (3 fois plus souvent que la moyenne)
8
« Pénibilité : les ouvriers, premiè- res victimes », Alternatives éco- nomiques n° 246, avril 2006.
.