Midi. Barcelone nous ouvre ses artères et nous imprègne de son architecture, une succession monumentale d’espaces hiérarchisés selon des axes clairs d’ordre et de symétrie. Malgré un critère de pittoresque qui tente d’éviter la rigueur monumentale, on ressent la superficialité de l’organisation visuelle.
Le soleil frappe. Le boulevard Numancia, qui nous livre la place dels Països Catalans, lieu du rendez-vous, a du mal à fabriquer son ombre.
Au seuil de l’hôtel de la place, regroupés, projetant leur identité faite de rouge et noir, des cénétistes s’activent. Tracts et autocollants fleurissent déjà dans les mains des promeneurs.
L’avenue Roma avale le flot des 300 manifestants, la première vague est formée des travailleurs de Mercadona ; suivent les autres accros de la CNT-E, puis la CNT-F qui s’initie à la langue : «
Mercadona acosa a sus trabajadores
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Mercadona harcèle ses travail- leurs !
». Sur deux côtés, les supports s’habillent d’autocollants. Les passants et passantes, figés, s’absorbent, tract en mains, dans l’appel au boycott.
Dans le repli d’un hôtel, un magasin Mercadona, portes ouvertes, engloutit une trentaine d’insurgés, le consommateur est gentiment invité à changer de crèmerie. Les murs sont retapissés, les néons s’affirment de nouveau dans le supermarché, la vitrine refusant de laisser pénétrer la lumière filtrée par son placardage.
«
Unió, acció, autogestió
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Union, action, autogestion !
» scandent maintenant près de 350 voix, quittant l’avenue Roma pour la rue Rocafort. Les voitures sont immobilisées, le carrefour avec la rue Valencia se fait une nouvelle peau de corps, un sit-in fait tâche. D’un mégaphone, une voix nasillarde rappelant notre condition d’exploités percute les curieux.
Le ton monte, «
Esta huelga, la vamos a ganar
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Cette grève, nous allons la ga- gner !
», «
No compres en Mercadona
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N’achète pas à Mercadona !
», la résultante des tambours rythmant les phrasés rebondit sur l’architecture verticale de la rue Aragó, 400 gorges se déploient de plus belle, les cœurs s’échauffent, nous sommes 10 000 verbalement !
Une quarantaine de porteurs de drapeaux noir et rouge s’engouffrent dans un Mercadona au carrefour de la rue Calabria, avec pour argument le slogan «
Readmisión de los despedidos
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Réadmission des licenciés !
» ; dehors, un harangueur ivre de parole tient captive notre attention. Le magasin régurgite les cénétistes, un rideau d’autocollants s’abat sur sa façade.
Rue Consell de Cent, puis Gran Vía dels Corts Catalanes, 450, puis 500 individus, étalent leurs banderoles sur toute leur largeur. «
Obrero, si no luchas, nadie te escucha
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Ouvrier, si tu ne luttes pas, per- sonne ne t’écoute !
» se répand aux confins des rues traversières. Les mégaphones déchirent l’air.
Angle de la rue Pelaï, près des Ramblas, juste avant la place Catalunya, un échafaudage est pris comme tribune. Un à un des orateurs, voix amplifiée, électrisent les masses, citant cette grève comme exemple, parlant d’une valeur éthique qu’il faut continuer à défendre contre la soumission à des conditions de travail toujours plus dures et humiliantes. Frissons. L’eau débordant du cœur, certains chavirent.
Dans le parc Estació del Nord, trois rangées de longues tables s’alignent le long d’une bande de verdure. Une ombre légère accueille un généreux repas confectionné par les grévistes. Quelques échanges en espagnol, catalan, espéranto... un violon chantonne « A las barricadas »... des rires... et déjà les grévistes font leur assemblée quotidienne préparant l’action du lendemain.