Les « entreprises récupérées » en Argentine

Le 20 décembre 2001, l’économie argentine endettée et soumise au FMI s’effondre : des centaines d’entreprises font faillite et des milliers de salariés se retrouvent dans la misère. Le peuple manifeste sa colère, la répression fait officiellement une trentaine de tués. Le taux de chômage dépasse les 20 % en 2002 et la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Des travailleurs vont alors décider de reprendre l’entreprise à leur compte en la gérant eux-mêmes. Une quarantaine au départ, ces coopératives sont actuellement entre 150 et 200 ; elles représentent de 10 000 à 15 000 emplois selon les estimations. Des réseaux d’entraide se sont constitués en 2002 : le MNER et le FENCOOTER lié à l’état. L’autogestion est alors la réponse des travailleurs à une crise terrible du système capitaliste en s’appuyant sur des pratiques de lutte collective (organisations de précaires, piqueteras, assemblées de quartier…) 1 « Les entreprises récupérées », Le Monde libertaire n° 1424, 2-8 février 2006. .
La plupart des entreprises récupérées sont des industries, employant parfois des centaines de personnes. La société de céramique Zanon comptait 330 salariés avant d’être remise en activité par 260 d’entre eux sous la forme d’une coopérative baptisée FaSinPat (Fabrica Sin Patrones). Par la suite 200 emplois supplémentaires sont créés 2 « Autogestion : la récupération d'entreprises en Argentine », Al- mas Latinas, 6 mars 2006. Con- sultable sur http://www.elcorreo. eu.org. Voir aussi « Autogestion en Argentine », Le Combat syn- dicaliste n° 200, août-septembre 2005. (Lien en bas de page) . Des services sont aussi concernés par ce mouvement, tel l’hôtel de luxe BAUEN de Buenos Aires transformé en coopérative en 2002. De nombreux services (cantine, bibliothèque, garderie…) se développent également à l’initiative des coopératives ou des assemblées de quartier 3 « Vivre avec la crise », Le monde Libertaire n° 1424. .
Au départ, l’occupation de l’établissement est nécessaire, une réforme de 2002 de la loi sur les faillites permet la récupération sans occupation. Les travailleurs doivent créer un rapport de force suffisant pour contraindre les autorités à accepter l’expropriation ; parfois elle n’est que temporaire (2 ans pour Grissinopoli). Bien souvent, il faut lutter pour garder le contrôle ouvrier de l’entreprise, ces expériences d’autogestion menaçant l’ordre capitaliste sont mal acceptées des classes dirigeantes (l’état et sa police, les patrons et leurs hommes de mains 4 « Des salariés tentent de repren- dre eux-mêmes leurs entreprises ravagées par la crise », L'Huma- nité, 6 mars 2003. ). C’est le cas de l’entreprise textile Brukman autogérée depuis décembre 2001 : en avril 2003, les ouvrières, accompagnées de nombreux manifestants solidaires, se sont violemment heurtées aux forces de l’ordre chargées de les expulser 5 « L'usine Brukman autogérée par des femmes », http://www.elcor reo.eu.org/article.php3?id_article= 844 . N. Klein, « Les récupé- rées : la bataille Brukman », http: //www.elcorreo.eu.org/article.ph p3?id_article=1142 . Les travailleurs ont poursuivi la lutte et obtenu la reconnaissance de l’expropriation au profit de la coopérative « 18 décembre » 6 « Le nouvel an de la récupérée Brukman sans patron », http: //www.elcorreo.eu.org/article.ph p3?id_article=1326 . Au niveau national, la pression exercée par les travailleurs et l’opinion publique a contraint le parlement à voter une loi sur l’expropriation en 2004. En novembre de la même année, la ville de Buenos Aires a prononcé l’expropriation définitive de 12 entreprises. Les coopératives ont 20 ans pour acheter l’établissement et ses machines. L’état doit indemniser les propriétaires ou créanciers dans les 2 ans, sinon ceux-ci peuvent organiser la vente de l’entreprise. Les travailleurs peuvent aussi apurer les dettes de l’ancienne direction. Des patrons tentent de récupérer des établissements remis à flots grâce à la gestion ouvrière.
La coopérative est la forme légale utilisée, l’autogestion ouvrière est le mode de fonctionnement appliqué. La propriété collective, chaque salarié détenant une part du capital, conduit à la gestion collective et à une organisation horizontale. Des assemblées de salariés, dans lesquelles chaque travailleur dispose d’une voix, sont instaurées pour prendre les décisions. Des responsables révocables sont désignés par secteur 7 « En Argentine, occuper, résister, produire », Le Monde diplomati- que, septembre 2005. http://www .monde-diplomatique.fr/2005/09/R AIMBEAU/12754 . Une réorganisation est nécessaire pour compenser les départs, notamment des cadres, et la polyvalence est généralement inévitable. Dans certaines entreprises, comme Zanon, un salaire unique est institué 1 « Les entreprises récupérées », Le Monde libertaire n° 1424, 2-8 février 2006. . Mais l’autogestion est une réponse pratique à une crise sans relation avec des références libertaires pour les ouvriers. Un débat divise les travailleurs quant à la viabilité de ces entreprises autogérées. Certains ouvriers aspirent à un encadrement étatique des coopératives ou s’investissent dans des partis politiques pour que ceux-ci soutiennent les entreprises récupérées 8 « L'expérience politique des en- treprises récupérées », Alternati- ve Libertaire n° 123, novembre 2003. . Une position contestable dans la mesure où l’état est responsable de la crise et prend le parti des possédants, comme en témoignent les interventions de la police et de la justice 9 « Appel à la solidarité avec des manifestants chômeurs en Argen- tine », Le Combat syndicaliste n° 198, avril-mai 2005. contre les entreprises récupérées lorsque les anciens propriétaires veulent reprendre le contrôle d’une entreprise devenue florissante grâce à l’action des travailleurs.
Pourtant, les partisans de cet étatisation n’ont jamais obtenu les aides financières et législatives qu’ils réclament aux pouvoirs publics. Ces derniers subissant des pressions du monde des affaires qui voient d’un mauvais œil ces entreprises sans patron. Les coopératives ont d’ailleurs des difficultés à fonctionner en raison de l’opposition des grandes entreprises et des multinationales qui refusent de traiter avec elles. Pour s’en sortir, il leur faut passer par des sociétés in termédiaires dont la marge réduit d’autant leurs recettes 7 « En Argentine, occuper, résister, produire », Le Monde diplomati- que, septembre 2005. http://www .monde-diplomatique.fr/2005/09/R AIMBEAU/12754 .
Les entreprises récupérées, capables de faire aussi bien, voire mieux qu’une entreprise patronale, prouvent que l’autogestion présente une alternative crédible au capitalisme. Cependant, cette expérience révèle quelques limites. Tout d’abord, la coexistence avec le libéralisme est délicate dans la mesure où celui-ci ne supporte guère la concurrence d’autres modèles. En outre, l’évolution dans un système capitaliste enraye le développement d’une véritable autogestion car les mutations sociales sont alors bloquées. Les transformations concernent essentiellement le fonctionnement de l’entreprise (organisation horizontale) et ne remettent pas en cause le système dans son intégralité (rentabilité, productivisme, étatisme…). Néanmoins, certains éléments poussent dans ce sens, notamment les tenants du slogan « Que se vayan todos » (Qu’ils s’en aillent tous), qui rejettent tous les partis politiques, ou encore les initiatives des assemblées de quartier qui posent les bases d’une gestion directe de la vie sociale. La faiblesse des références théoriques libertaires au sein de ce mouvement est aussi un frein à la transformation radicale de la société. Les travailleurs argentins ont essentiellement agi pour sauver leur emploi et survivre. La création d’une autre organisation du travail est simplement apparue comme un moyen d’y parvenir.
Le risque actuel est de voir s’imposer une gestion plus classique oubliant les solidarités construites 10 « Entreprise sous gestion ouvriè- re : le succès et ses dangers », http://risal.collectifs.net/article.php 3?id_article=1611 Nous ne sous- crivons pas au modèle cogestion- naire développé dans ce texte. . Au contraire, ce mouvement peut gagner en maturité (prise de conscience du rôle néfaste de l’état, extension à d’autres secteurs économiques, renforcement des assemblées populaires…) et se muer en véritable révolution sociale plus ou moins profonde. L’État argentin et les puissances capitalistes, les États-Unis en tête, feront tout leur possible pour s’y opposer. Les soutiens en faveur des travailleurs argentins devront donc être à la hauteur.

Syndicat intercorporatif de Châteauroux
(Le Combat syndicaliste CNT-AIT – pages confédérales – octobre/novembre 2006 n° 207) Imprimer

Livres :
- C. Raimbeau, D. Herard, Argentine rebelle, Alternatives, 2006, 20 euros. - F. Chesnais, J.P Dives, Que se vayan todos, Nautilus, 2002, 13 euros.

Films :
- D. Futerman, Argentinazo, vivre avec la crise, La Cathode, 2004, 50 minutes, 23 euros + 5 euros de port (01 48 30 81 60 ou la.cathode@wanadoo.fr).
- A. Lewis & N. Klein, The Take, MK2, 2005, 1h27, 23 euros (disponible chez Quilombo : 01.43.71.21.07 ou (http://www.librairie-quilombo.org Frais de port = 10%).
- D. Doria, Grissinopoli, A4 films, 2004, 80 minutes. Reportage argentin sur l'usine récupérée Grissinopoli de Buenos Aires.
- V. Selinger, Brukman, une usine sans patron, 5e Planète, 2004, 26 minutes (3,99 euros sur http://www.vodeo.tv ).

1 - « Les entreprises récupérées », Le Monde libertaire n° 1424, 2-8 février 2006.
2 - « Autogestion : la récupération d'entreprises en Argentine », Almas Latinas, 6 mars 2006. Consultable sur http://www.elcorreo.eu.org .
3 - « Vivre avec la crise », Le monde Libertaire n° 1424.
4 - « Des salariés tentent de reprendre eux-mêmes leurs entreprises ravagées par la crise », L'Humanité, 6 mars 2003.
5 - « L'usine Brukman autogérée par des femmes », http://www.elcorreo.eu.org/article.php3?id_article=844 . N. KLEIN, « Les récupérées : la bataille Brukman », http://www.elcorreo.eu.org/article.php3?id_article=1142
6 - « Le nouvel an de la récupérée Brukman sans patron », http://www.elcorreo.eu.org/article.php3?id_article=1326
7 - « En Argentine, occuper, résister, produire », Le Monde diplomatique, septembre 2005. http://www.monde-diplomatique.fr/2005/09/RAIMBEAU/12754
8 - « L'expérience politique des entreprises récupérées », Alternative Libertaire n° 123, novembre 2003.
9 - « Appel à la solidarité avec des manifestants chômeurs en Argentine », Le Combat syndicaliste n° 198, avril-mai 2005, http://www.cnt-ait-montpellier.org/Francais/Journaux/Le%20combat%20syndicaliste/Articles/CS_PC198/Appel à solidarité avec des manifestants chômeurs en Argentine.html .
10 - « Entreprise sous gestion ouvrière : le succès et ses dangers », http://risal.collectifs.net/article.php3?id_article=1611 Nous ne souscrivons pas au modèle cogestionnaire développé dans ce texte.