Ce sont souvent les mêmes qui en même temps pleurent le vol des « conquêtes ouvrières » 1, rêvant de ce magique Front Populaire qui en aurait été le promoteur. Comme si la social-démocratie n’avait pas, justement en 1936, montré à quel point elle ne ferait jamais que semblant de s’opposer au système capitaliste et que les « conquêtes ouvrières », comme l’expression l’indique, furent des conquêtes de la classe ouvrière, arrachées par elle au gouvernement de Blum : arrachées, oui, et pas octroyées. Le Front Populaire, quand il se constitue, n’a comme projet hardi que la semaine de quarante heures et la nationalisation des usines d’armes ; la présence des radicaux n’est pas faite pour qu’il songe le moindrement à porter tort aux patrons. D’ailleurs les travailleurs ne s’y trompent pas ; dès le 11 mai, une semaine après la victoire du Front Populaire, débutent les premières grèves et le mouvement va s’amplifier et s’étendre à plus de 2 millions de salariés en 15 jours ; et partout on occupe les usines. Affolement, bien sûr, des patrons et du gouvernement, et même des syndicats qui n’étaient pas les moteurs de ce grand mouvement. Les patrons demandent au gouvernement d’intervenir et cèderont lors des Accords de Matignon le 7 juin bien plus que le Front Populaire n’avait jamais pensé : entre autres, la semaine de quarante heures, les congés payés, la prolongation de la scolarité jusqu’à quatorze ans, la généralisation des conventions collectives, la hausse des salaires de 7 à 15 % (que la hausse des prix rattrapa rapidement)… A charge de l’État, bien sûr, de rétablir l’ordre, et vite ! Au demeurant, l’État n’était pas contre : le 3 juin, Roger Salengro, député socialiste nommé ministre de l’Intérieur avait déclaré à l’Assemblée : « Que ceux qui ont pour mission de guider les organisations ouvrières fassent leur devoir. Qu’ils s’empressent de mettre un terme à cette agitation injustifiée. Pour ma part, mon choix est fait entre l’ordre et l’anarchie. Je maintiendrai l’ordre contre l’anarchie. » Et l’ordre, ils le rétablirent, non sans parfois mobiliser la police pour convaincre les récalcitrants de mettre un terme aux troubles, ce que Maurice Thorez appela « savoir terminer une grève dès que satisfaction a été obtenue. »
L’ordre sacro-saint sera toujours la priorité, et l’on sait ce que cela signifie.
En 36, la France était encore colonialiste. Le programme du Front Populaire se limitait essentiellement à un projet de commission d’enquête qui effectua une mission, en Afrique seulement, et consacra ses travaux surtout au Sénégal dont quatre localités n’étaient pas soumises au code de l’indigénat ; la commission proposait que soit accordé le droit de se syndiquer aux ouvriers sénégalais « évolués » (décret du 11 mars 1937), ce qui signifiait qu’il fallait « parler, lire et écrire couramment le français, être titulaire du certificat d’études primaires ou avoir une attestation équivalente délivrée dans les conditions fixées par le Gouvernement général en commission permanente du Conseil de gouvernement ». Pendant ce temps-là, en Indochine (en Cochinchine exactement), les ouvriers annamites pensèrent qu’ils pouvaient eux aussi se joindre au mouvement de grève que les salariés avait lancé ; La Dépêche d’Indochine du 13 juin 36 reproduit un tract qui appelle ainsi à la grève : « Des centaines de milliers d’ouvriers en France se sont mis en grève et ont pris possession des usines. Soulevons-nous dans chaque entreprise, dans chaque province et dans chaque village. Elisons des délégués parmi les ouvriers et les paysans et formons des comités d’action partout ». Allons donc ! L’ordre va régner là-bas aussi, encore plus impitoyable qu’en métropole, et sans la moindre « conquête », car il s’agit de mater des colonisés qu’on peut arrêter, interroger en torturant à l’électricité (prémices de la gégène), et condamner à de longues années de prison ou de déportation 2.
Un Etat, quel qu’il soit, est toujours du côté de l’ordre. La grève générale, c’est le désordre : un peuple en grève, c’est la révolution qui pointe ; et maintenir l’ordre dans une société capitaliste, c’est être le commis des patrons. Aucun régime de « gauche », aucun prétendant au pouvoir, en apparence dans l’opposition, ne jouera la libération des travailleurs exploités contre l’ordre voulu par les exploiteurs.
A nous de ne jamais être dupes et de ne compter que sur nos forces et notre volonté pour détruire cet ordre de l’exploitation capitaliste et étatique dans la seule perspective du communisme anarchiste.