La lutte des LIP est remise au goût du jour par un film sorti le 21 mars 2007 : Les Lip, l’imagination au pouvoir de C. Rouaud 1. Un documentaire de 2 heures qui relate ce conflit historique d’« autogestion sauvage » en mêlant images d’archives et interviews actuelles des LIP. L’auteur revendique un film destiné à être un « passage de relais », pour faire renaître un « rêve collectif ». Car le conflit des LIP n’est pas une grève comme les autres. C’est un épisode mythique pour les partisans de l’autogestion, qui s’est déroulé à une époque où la gestion directe était dans l’« air du temps ». C’est aussi un évènement précurseur puisqu’il augure les plans sociaux massifs si banals aujourd’hui. Espérons qu’il soit aussi précurseur dans les techniques de lutte des salariés à l’heure où les salariés sont jetés sans scrupule (Alcatel-Lucent, Airbus…).
L’aventure commence véritablement le 17 avril 1973, lorsque l’entreprise LIP dépose le bilan. Mais elle s’appuie sur des prémices : la prise de contrôle par la société suisse Ebauches SA et des expériences de lutte du côté des ouvriers (occupation en mai 1968, juin 1970…). La résistance s’organise aussitôt autour du Comité d’Action : baisse des cadences 2, manifestations (Besançon, Neuchâtel, Paris)… Le 10 juin, l’usine est occupée et le 12, les administrateurs sont séquestrés. Les ouvriers vont alors s’emparer du stock de montres (environ 500 millions de francs de l’époque) et mettre la main sur des documents révélateurs des pratiques dégueulasses de management patronal : flicage des salariés renforcé par un copinage avec les RG, divulgation ou falsification d’informations auprès des représentants au comité d’entreprise (« Les comptes sont faux » avoue-t-on en conseil d’administration avant de se demander s’il faut laisser monter ou descendre le titre boursier Lip 3… Tous les éléments financiers peuvent donc être manipulés par les capitalistes en fonction de leur intérêt particulier. Tant pis s’il est en opposition avec celui de centaines de salariés), plan de licenciement et démantèlement prévus en catimini (« larguer les secteurs annexes », « 480 [salariés] à dégager »...3 Si la répression s’abat (manifestation du 15 juin à Besançon), la mobilisation ne lâche pas et le 18 juin l’AG des ouvriers vote la remise en marche de l’usine par eux-mêmes. C’est le début du célèbre « C’est possible : on fabrique, on vend, on se paie » qui conduit au versement d’une paie sauvage le 3 août.
Les LIP adoptent donc une stratégie d’autogestion dans la lutte et de la lutte (mobilisation construite et organisée par les salariés en AG). Leur but n’est pas de s’emparer de l’entreprise, mais de financer la poursuite du combat dans l’attente d’un repreneur, sans qu’il y ait de licenciement. Des négociations sont donc menées pendant ce temps : rejet du plan proposé par Charbonnel (ministre du Développement Industriel), nomination d’un médiateur (Giraud)… Le 24 janvier 1974, un accord est signé à Dôle : Claude Neuschwander reprend l’entreprise et les ouvriers seront réembauchés progressivement au cours de l’année. Le travail reprend dans l’usine le 11 mars 1974 : une victoire pour les salariés… et la fin de l’aventure autogestionnaire.
Mais l’euphorie est de courte durée, car si l’avenir de l’entreprise semble rayonnant compte tenu des commandes attendues, Lip va être poignardée. Aides de l’Etat refusées, commandes de Renault annulées, crédit refusé par les banques, opposition du conseil d’administration contre Neuschwander… En janvier 1976, c’est de nouveau la crise. La lutte reprend : occupation de l’usine et gestion de celle-ci par les ouvriers. Cette fois-ci, les travailleurs poussent leur raisonnement et leur mouvement jusqu’à son but logique : le contrôle de l’entreprise par les salariés. Le 28 novembre 1977 naissent 6 coopératives, ce sont Les Industries de Palente 4.
La lutte des LIP flirte donc avec l’autogestion, même si les salariés ont affirmé qu’ils pratiquaient plutôt l’autodéfense. Les LIP « ont autogéré la lutte, ils ont installé […] une sorte de démocratie directe fondée sur des commissions autonomes contrôlées en permanence par l’assemblée générale des travailleurs 5. » Mais pour eux, il s’agit de « survivre dans la lutte » et de sauver l’entreprise en attendant un repreneur. A la différence des entreprises récupérées, notamment en Argentine, les ouvriers n’envisagent pas d’entrée de jeu de devenir les maîtres de l’établissement et de se passer de patron. Toutefois les références à l’autogestion et surtout la réalisation de pratiques de démocratie directe sont indéniables. Rien de surprenant compte tenu de l’importance de l’idéal autogestionnaire à cette époque, principalement au sein de la CFDT ou du PSU. Des salariés de Lip, dont des syndicalistes CFDT sont naturellement influencés par la thématique de l’autogestion prégnante dans l’air du temps. Le choix d’une autogestion de la lutte est donc délibéré et assumé 6. Mais à vrai dire, n’y a-t-il pas meilleur exemple qu’un groupe de salariés qui choisit l’autogestion comme technique de lutte avant de reconnaître celle-ci comme le mode de gestion de leur entreprise le plus pertinent ? Les travailleurs de Lip ont découvert de manière empirique, et en quelque sorte objectivement, l’intérêt de l’autogestion et non pas appliqué une idéologie. C’est la parfaite illustration des convictions libertaires et anarchosyndicalistes selon lesquelles la prise en mains des luttes sociales conduit à celle de l’ensemble de la société. C’est la « grève gestionnaire » 7.
Outre la démonstration de la faisabilité d’une gestion directe des entreprises, le combat des Lip met en évidence la nuisibilité pour les travailleurs des stratégies patronales acceptées quand ce n’est pas soutenues par l’Etat, car « il n’existe pas de politique industrielle du gouvernement sans le relais du patronat, sans les schémas directeurs du patronat 6 ». L’intervention des forces de l’ordre contre les travailleurs opérée à cette occasion est aussi un grand classique des luttes sociales et un indice du véritable rôle de l’Etat: « il envoie la police protéger les intérêts d’une petite minorité de possédants ». Le mouvement des travailleurs met en cause les pouvoirs publics et l’importance de l’action politique, supplantée par l’organisation de luttes sociales conçues comme le véritable « moteur » d’une transformation de la société. Avec l’occupation de l’usine, les Lip remettent en cause le droit de propriété capitaliste et concrétisent le slogan de Mai 68 : « Le patron a besoin de toi, tu n’as pas besoin de lui ! » En raison de la stratégie adoptée, le conflit des Lip ébranle sérieusement le système et représente une menace pour lui. C’est pourquoi politiciens et patrons ont eu à cœur de mettre des bâtons dans les roues de ces travailleurs qui roulaient sur la voie de l’autogestion. « La grève gestionnaire est la grève de demain et croyez bien que les politiciens de tous poils y pensent, soit pour la réprimer soit pour la récupérer. 7 » C’est la seconde solution qui sera privilégiée, comme l’explique Charbonnel dans le film de Rouaud en citant Giscard : « Ils vont véroler tout le corps social […], il faut les punir. » Cette attitude est révélatrice de l’importance de l’autogestion dans la lutte des travailleurs pour leur émancipation, de sa capacité à mettre à mal le système et de son efficacité. Patron et Etat ne s’y sont pas trompés. Les Lip ont semé « quelque chose de profondément fécond pour l’avenir 6 ». En exhumant ce combat riche d’enseignements, Christian Rouaud rend un fier service aux travailleurs. A nous de saisir cette opportunité.