« Esclave stoïcien, l’étudiant se croit d’autant plus libre que toutes les chaînes de l’autorité le lient. Comme sa nouvelle famille, l’Université, il se prend pour l’être social le plus autonome alors qu’il relève directement et conjointement des deux systèmes les plus puissants de l’autorité sociale : la famille et l’Etat. Il est leur enfant rangé et reconnaissant. Suivant la même logique de l’enfant soumis, il participe à toutes les valeurs et mystifications du système. Ce qui était illusions imposées aux employés devient idéologie intériorisée et véhiculée par la masse des futurs petits cadres ».
Mustapha Khayati,
De la misère en milieu étudiant
L’échec du mouvement étudiant contre la « loi de réforme des Universités » (LRU) n’est pas une défaite extérieure. L’expliquer par la seule action des étudiants anti-bloqueurs soutenus par les organisations de droite, ou par la seule « capacité de conviction » du gouvernement dans le rapport de force qui l’oppose à sa prétendue contestation, revient à s’interdire de le comprendre véritablement. Les raisons de l’échec sont à chercher du coté des formes d’organisation de cette lutte elle-même et d’un choix tactique monomaniaque ainsi que dans l’idéologie à laquelle elle est intégrée et qu’elle reproduit plus ou moins consciemment.
Les Assemblées Générales ont été par excellence le lieu d’une telle reproduction. Ce n’est rien de moins que leur bureaucratisation de fond en comble, par l’action combinée des syndicats et organisations majoritaires, qui a conduit à la sclérose du mouvement. De ce fait, elles n’ont été qu’une pépinière de commissions, comités et pinailleries.
Exclusivement centrées sur la question du blocage, elles se sont dès l’origine, par principe, fermées à toute émergence possible d’une vision de la logique capitaliste dont toutes les lois ne sont que le produit. Elles se sont fermées à toute forme de projet véritable de société. Même aux moments les plus forts du mouvement, où la question du blocage était acquise, au moment où les anti-bloqueurs avaient déserté les lieux, alors que les discussions pouvaient prendre de la hauteur, les AG restaient aveuglément et quasi mécaniquement tendues vers l’objectif de faire voter le blocage. Leur fonctionnement effectif peut se résumer à ceci : avaliser la plupart des propositions d’un comité de lutte noyauté par les syndicats étudiants réformistes. Ce comité de lutte devenait, de fait, un comité décisionnel, en contradiction avec la souveraineté de l’AG.
Ainsi les AG des étudiants telles qu’elles se sont déroulées lors de ce mouvement, loin d’être un lieu de discussions, de propositions d’organisation émanant de chacun des individus en lutte, loin d’être le lieu d’une critique sociale effective, n’ont été qu’un lieu de discours. En fait de critique et de projet de société, la seule juxtaposition de revendications partielles, dont celle du réengagement financier de l’Etat – qui ne signifie pas autre chose que la revendication, portée par les étudiants, de leur propre reconnaissance par la logique qui les écrase. Le mouvement étudiant n’a fait ainsi que préparer purement et simplement les conditions de sa propre soumission, de son propre échec. Il faut ici souligner que le seul point des discours qui rencontrait l’adhésion des grévistes comme de leurs opposants était celui de la croyance en la valeur des diplômes et du travail qu’ils impliquent. L’illusion la mieux partagée du milieu étudiant, quelles que soient les directions politiques, ne signifie à son tour pas autre chose que la volonté d’intégration à cette froide mécanique sans sujet qu’est la logique capitaliste elle-même. Comme l’ensemble des grèves syndicalistes, celles des étudiants, de politiques qu’elles étaient encore en 68, se sont transformées en grève revendicative dans un premier temps pour en être réduites aujourd’hui au rang de grève défensive.
Pourtant, c’était du mouvement contre le CPE que le mouvement étudiant actuel prétendait avoir tiré les leçons. Or, c’était bien contre la société capitaliste dans son ensemble, et contre les moyens que son idéologie met en œuvre pour toujours tuer dans l’œuf toute forme auto-organisée et autodéterminée, qu’une partie des acteurs du mouvement contre le CPE s’était élevée. Malgré cela, là où les différents groupes se réclamant de la tendance « Ni CPE, ni CDI » avaient commencé à se coordonner en vue d’une critique radicale et globale du travail forcé lui-même, en vue du refus d’un avenir qui serait toujours celui de l’exploitation en bonne et due forme au-delà du seul CPE, le mouvement actuel s’est enferré dans le refus d’une seule loi qu’il s’est révélé finalement incapable de repousser, étant d’ores et déjà au pied du mur.
Force est donc de constater que le bénéfice des leçons, des avancées en matière d’organisation et de modes d’action, n’a pas profité pour cette fois. La seule « leçon » retenue a été d’ordre tactique. Mais retenue ne veut pas dire comprise ; tout au contraire. La tactique des blocages, expérimentée lors du CPE, avait certes largement contribué au succès du mouvement. Mais ce succès a été le produit non des blocages en eux-mêmes mais de la critique générale du système dans laquelle ils s’inscrivaient. Ne retenant de cet ensemble que l’outil, convaincus qu’« à moins de cent » on pouvait bloquer, par tous les temps, une fac de 30 000 étudiants, une partie du mouvement s’est obstinée à jouer la carte du blocage pour le blocage. Peut-être espérait-on comme cela « radicaliser » les étudiants en lutte. En fait, ce sont les non-grévistes qui se sont radicalisés, organisés (d’ailleurs efficacement) et opposés au blocage jusqu’à le faire sauter. Ce que les organisations d’extrême-droite n’avaient pu réaliser, une tactique faussement révolutionnaire (puisque déconnectée de son fond idéologique) est parvenue à le faire.
Dans une situation sociale générale explosive, certains étudiants ont tout de même cherché à sortir de la fac, à unir leur mouvement à celui des travailleurs en lutte. Les tentatives faites dans ce sens n’ont jamais rencontré le soutien qu’elles méritaient, et la volonté d’« élargir le mouvement » est restée lettre morte. L’étape actuelle du mouvement étudiant se clôt donc par un triple échec : idéologique, organisationnel et tactique. Cet échec est aussi le nôtre. Bien qu’ayant analysé assez rapidement la situation et compris l’impasse tactique dans lequel le mouvement s’enfermait, nous n’avons pas été en capacité d’en modifier le cours. Il nous semble cependant que les trois lignes de force qui se dégagent en creux de notre critique (inscription de la lutte dans une analyse du système, organisation d’assemblées populaires, souplesse tactique) sont de nature, si nous parvenons à les porter comme il convient, à modifier la suite des événements. Car il y aura bien d’autres événements…