Les institutions municipales contre la démocratie
La commune est l’entité qui nous est la plus proche, la plus palpable. Dans les petits villages, notamment, les élections municipales attisent les passions. A l’extrême gauche, c’est souvent l’occasion de revendiquer plus de démocratie directe et, dans les partis politiques plus traditionnels, l’on nous promet toujours plus de proximité ou de « démocratie participative ». Même chez les libertaires revient parfois un discours municipaliste qui prétend que nous pourrions, à travers les conseils municipaux, développer une politique autogestionnaire. C’est que l’on confond souvent commune et institutions communales et que l’on oublie que ces dernières ont été façonnées, pendant plus d’un siècle, dans le but de contrer la démocratie directe et d’affermir le pouvoir de l’Etat.
L’État contre la commune
Les municipalités existaient déjà avant la Révolution Française dans une partie du pays mais c’est l’Assemblée constituante qui promulgue une loi, en décembre 1789, qui généralise et réglemente le fonctionnement municipal.
Dans les campagnes, les communautés villageoises intégraient tous les propriétaires dans des assemblées qui se donnaient leur propre représentation en la personne du syndic. Ces assemblées géraient les terres communales et ont été à la pointe du combat pour les défendre. Juste avant la Révolution, lors de la « guerre des farines », qui opposait les paysans aux accapareurs, c’est encore à travers les communautés villageoises que s’exprime la résistance populaire.
Dans les villes également, les institutions communales sont utilisées par le peuple comme un vecteur de contestation. A Paris, les sections jouent un rôle très important tout au long de la Révolution et investissent la municipalité.
Avec la Loi de 1789, les députés limitent la participation aux assemblées communales aux citoyens actifs, c’est-à-dire aux plus riches
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Les citoyens actifs sont ceux payant une contribution au moins égale à 3 journées de travail dans la commune. Les élus doivent payer un impôt au moins équivalent à 10 journées de travail
. Les assemblées décisionnelles des communes sont également codifiées et encadrées : le conseil général de la commune est réuni une fois par mois et comprend le corps municipal en égale proportion avec les notables locaux.
Cette loi restreint considérablement le champ démocratique de la commune, elle est pourtant jugée trop libérale. Lorsque le pouvoir, sous le Directoire
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Constitution du 22 août 1795.
, bénéficie d’un rapport de force plus favorable, il se dépêche de regrouper les petites communes en municipalités de cantons et de diviser les villes de plus de 100 000 habitants en trois municipalités. La raison en est simple : « Il est certain que les années 1789 à 1795 avaient montré que les départements et les cantons où les notables locaux pouvaient faire prédominer leur point de vue, montraient des sentiments conservateurs, soutenaient une politique de modération alors que les grandes villes ou communes, et les districts dont on se rappelle les petites dimensions, favorisaient les rassemblements populaires, les insurrections, poussaient à une politique ultra-révolutionnaire
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R. Szramkiewicz et J. Bouineau, « Histoire des Institutions françaises », Ed. LITEC, Paris, 1996.
». Le renforcement de l’État sous le Consulat puis l’Empire se traduit par un renforcement de la mise sous tutelle des communes les maires
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Pour plus de clarté, nous avons pris le parti de ne pas différencier les appellations de « maire » et « d’agent municipal ».
et les conseils sont nommés par le pouvoir central
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13 décembre 1799 et 22 janvier 1801.
. La restauration conserve la même législation.
Mais cette politique autoritaire n’arrive pas à endiguer les résistances populaires sur le long terme. Dans les grandes villes comme Lyon, Paris, Toulouse, Bordeaux, Marseille... le peuple joue un rôle actif dans la Révolution de 1830 et les mouvements populaires sont toujours vivaces. Dans les campagnes, la castration des communautés villageoises n’est pas acceptée et les « violences paysannes » se manifestent jusqu’en 1868. Un changement timide d’orientation débute sous le Second Empire, puis s’affirme sous la Troisième République : il vise à ouvrir les instances municipales aux populations afin d’en faire des facteurs d’enracinement de l’État.
Ouverture des municipalités et introduction de l’État Républicain
Dans un premier temps, la loi de décentralisation du 14 juillet 1867 étend les prérogatives du Conseil municipal. Le 14 avril 1871, en pleine Commune de Paris, la Troisième République naissante comprend qu’elle ne peut pas affronter le pouvoir communal de face et prend le parti délibéré de composer avec les municipalités tout en se préparant à détruire la tentative révolutionnaire qui visait à établir la démocratie directe à travers la fédération des Communes libres. Elle promulgue une loi qui prévoit l’élection d’un conseil municipal au suffrage universel direct mâle de plus de 21 ans (éligibilité à 25 ans). En 1884, cette loi est reprise et les délibérations des conseils sont exécutoires. Une seule exception, Paris, où le maire est nommé par le pouvoir politique jusqu’en 1977...
Cette loi ne confère en rien le pouvoir aux assemblées populaires, elle partage le pouvoir représentatif entre l’État et les élus locaux et « le système d’autonomie est tempéré, car on craint les révoltes dans les grandes villes. Ainsi donc le préfet dispose de la police et dans toutes les grandes villes, les commissaires de police sont nommés par le gouvernement
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Dictionnaire p. 537.
».
A travers les élus locaux, les aides et le clientélisme, la Troisième République élabore un système politique où l’État se fait un allié d’élus locaux tout en laissant une part d’expression contrôlée aux revendications populaires, notamment paysannes. En reconnaissant le suffrage universel, l’État faisait de la municipalité l’expression de la communauté paysanne tout en la limitant dans un cadre légal. Le conseil municipal n’est pas l’assemblée des villageois et les conseillers, comme le maire, sont des représentants, élus mais non révocables. Cependant les communautés villageoises pouvaient voir une partie de leurs revendications portées par ces porte-paroles accrédités d’une nouvelle légitimité issue du suffrage universel. Les aides que pouvaient obtenir les élus locaux de l’État leur permettaient de renforcer leur prestige et leur place tandis qu’elles conféraient à celui-ci un nouveau rôle : « L’État républicain n’était plus un agent répulsif ou agresseur, il était devenu synonyme d’appel, de secours ou de conseil. Les mairies devinrent alors les intercesseurs de l’intervention étatique et l’essor pastoral permit la conciliation entre le communalisme issu des conflits de la première moitié du XIXe siècle et la république municipale
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C. Thibon, « Pays de Sault, les Pyrénées audoises au XIXe siècle : les villages et l’Etat », Ed. du CNRS, Paris, 1988, p. 179.
». Dès lors, l’État a trouvé un moyen de pénétrer en profondeur les campagnes, dans une France encore très rurale : « Si le suffrage universel répondait aux préoccupations de l’opinion villageoise et si l’élection du maire concrétisait le respect de l’État envers les aspirations locales, la démocratie déconcentrait aussi l’ordre public, en effet, les maires reconnus et choisis par leurs concitoyens appuyèrent de toute leur autorité, des mesures que l’appareil d’État n’avait pu imposer dans le passé
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Ibid, p. 213.
».
Ainsi, le pouvoir républicain a pu obtenir le minimum d’acceptation populaire qui pouvait lui permettre de se renforcer et de s’ancrer dans les mentalités tout en renforçant l’État : « Une hiérarchie des élus, du député aux élus municipaux, en passant par les conseillers généraux dont les pouvoirs furent accrus, hérita donc du pouvoir des notables. Ainsi se constitua un appareil politico-administratif qui intégra les représentants communaux, l’administration et les services techniques. [...] Le pouvoir central, l’autorité administrative n’en sortirent pas amoindris, bien au contraire, le pouvoir périphérique lui fournit une caution, une audience et une crédibilité qu’ils n’avaient jamais possédées d’autant que s’instaurait un « processus de légitimation croisée », puisque l’appareil d’État pouvait valoriser l’action des élus grâce à ses redistributions et ses interventions
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Ibid, p. 191.
». Les institutions municipales, d’abord utilisées pour contrer la démocratie directe, une fois utilisées dans un processus d’intégration, ont permis de faire accepter le système de démocratie représentative, l’État républicain.
La « démocratie représentative » contre la Démocratie
Comme le remarque Francis Hamon, nous désignons aujourd’hui sous le terme de démocratie directe, la Démocratie tout court
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Hamon, J. Lelievre, « L’héritage politique de la Révolution française », Presse Universitaire de Lille, Lille, 1993, p. 75.
. C’est la loi des vainqueurs que d’imposer son vocabulaire, les bourgeois de la Révolution française ont développé un nouveau concept politique qui change radicalement ce que l’on entend par démocratie : la « démocratie représentative ».
Au XVIIIe siècle, ce concept n’était pas du tout évident et lorsque Rousseau élabore un régime politique émanant de la volonté générale, il ne conçoit pas que le pouvoir législatif soit détenu par le peuple autrement que directement. Mais la plupart des philosophes des Lumières ne l’entendent pas ainsi. Ils contestent l’absolutisme et cherchent donc une autre légitimation au pouvoir que le droit divin. Il leur faut bien admettre alors qu’il faut la chercher ici bas. Pour faire admettre l’État, il faut qu’il soit choisi par le peuple mais ils ne veulent pas que le peuple décide. Ainsi, Montesquieu l’explique très clairement : « Le grand avantage des représentants, c’est qu’ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n’y est point du tout propre, ce qui est un inconvénient de la démocratie […]. Il y avait un grand vice dans la plupart des anciennes Républiques : c’est que le peuple avait droit d’y prendre des résolutions actives […] chose dont il est incapable. Il ne doit entrer dans le gouvernement que pour choisir ses représentants.
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Montesquieu, « L’Esprit des Lois ».
». Contrairement à ce qui est souvent affirmé, l’idée de démocratie représentative n’est donc pas née du souci de faire participer le peuple autant que possible aux décisions, mais, au contraire, le moins possible, tout en se réclamant de lui. Il s’agit en fait de vider le terme « démocratie » de son sens propre pour légitimer un nouvel État.
Sous cet éclairage, la continuité des institutions municipales sous les différents régimes républicains et monarchiques de 1789 à nos jours est tout à fait compréhensible. Elles sont l’instrument par lequel l’État cherche à combattre l’influence des assemblées primaires qui peuvent constituer la base d’une organisation politique de démocratie « directe ». L’évolution de l’utilisation de ces institutions est tout aussi logique lorsque l’on admet qu’après une phase d’affrontement direct, le pouvoir a compris qu’il avait intérêt de composer avec les assemblées communales. En faisant cette concession, il a pu se renforcer et imprégner les mentalités. Un homme avait déjà cherché à asseoir le système représentatif sur une assise populaire en lui conférant une possibilité d’expression limitée, c’est Condorcet qui élabore un moyen pour donner au peuple le droit de contester les termes d’une loi : le référendum. Cette mesure est utilisée (modifiée) par les législateurs de 1792, puis par les deux Napoléon, comme moyen de renforcer la légitimité de l’État. Quand De Gaulle et Debré père, après avoir élaboré la Constitution de la Ve République, cherchent un moyen de renforcer le pouvoir présidentiel, ils rétablissent l’élection de ce dernier au suffrage universel direct et réhabilitent la voie référendaire. L’utilisation croissante des institutions municipales comme pouvoir local doit être prise dans la même optique : un moyen de renforcer l’État en composant – le moins possible mais ce qu’il faut – avec la volonté populaire.
Dès lors, l’argument de Sieyès, qui consiste à dire que la démocratie représentative est la nécessaire adaptation du concept de démocratie à l’échelle d’une nation comme la France, ne tient pas. Pourquoi introduire la démocratie représentative à l’échelle de la commune si ce n’est pour détruire la démocratie directe ? C’est un combat à mort contre la Démocratie qui a été engagé avec la création des institutions municipales. Lorsque les bras nus (sans-culottes) parisiens de 1793, puis les communeux (communards) de 1871 ont revendiqué la création de la fédération des communes libres, les États républicains les ont fait taire dans le sang. Lorsqu’au XXe siècle, lors des révolutions de 1917-1919 en Russie, en Bavière et en Hongrie, les bolcheviks ont proposé de concilier un pouvoir des conseils inspiré de la démocratie directe, associé à un gouvernement révolutionnaire émanant d’eux, ce fut encore pour mieux tuer le premier et affirmer le second.
L’idée répandue que l’on pourrait introduire une part de démocratie directe dans l’État ne tient compte ni des réalités historiques, ni d’une contradiction majeure : les décisions importantes ne peuvent pas être prises au niveau du gouvernement et, dans le même temps, dans les assemblées de communes, les conseils d’usines et de quartiers. Le gouvernement ne peut être décisionnel en étant élu, mandaté et révocable. Et c’est en toute logique que le mandat impératif est interdit par la Constitution de 1958. Dans un système politique étatique, même au niveau de la commune, le pouvoir d’assemblées de citoyens ne peut rester que symbolique. Et cela pour une raison essentielle : la nature même de nos institutions municipales est d’introduire les pratiques de la « démocratie représentative » dans nos mœurs politiques. Introduites pour combattre la Démocratie, puis modifier pour faire admettre la délégation de pouvoir, il n’est pas admissible pour un quelconque État qu’elles se transforment en organes autonomes qui, par leur existence même, contestent son utilité et nous habituent à décider en nous passant de lui. Chaque fois que des expériences de démocraties directes ont vu le jour, c’est à la suite de l’effondrement de l’État et en opposition à lui. Chaque fois que l’État s’est reconstitué, quelle que soit la forme qu’il ait prise, il a combattu et/ou récupéré ces expériences jusqu’à les vider de leur sens.
Jipé, Syndicat intercorporatif de Pau
(Le Combat syndicaliste CNT-AIT – pages confédérales – mars/avril 2008 n° 215)
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- Les citoyens actifs sont ceux payant une contribution au moins égale à 3 journées de travail dans la commune. Les élus doivent payer un impôt au moins équivalent à 10 journées de travail.
2
- Constitution du 22 août 1795.
3
- R. Szramkiewicz et J. Bouineau, « Histoire des Institutions françaises », Ed. LITEC, Paris, 1996.
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- Pour plus de clarté, nous avons pris le parti de ne pas différencier les appellations de « maire » et « d’agent municipal ».
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- 13 décembre 1799 et 22 janvier 1801.
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- Dictionnaire p. 537.
7
- C. Thibon, « Pays de Sault, les Pyrénées audoises au XIXe siècle : les villages et l’Etat », Ed. du CNRS, Paris, 1988, p. 179.
8
- Ibid, p. 213.
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- Ibid, p. 191.
10
- Hamon, J. Lelievre, « L’héritage politique de la Révolution française », Presse Universitaire de Lille, Lille, 1993, p. 75.
11
- Montesquieu, « L’Esprit des Lois ».