Une influence libertaire dans un village
A Merlieux, près de Laon (02), la Communauté anarchiste du Moulin de Paris, animée par un membre du groupe Kropotkine de la FA (Dominique), a décidé d’insuffler la démocratie participative dans le village. L’idée étant de bouleverser le fonctionnement traditionnel des institutions municipales en essayant d’en faire un simple organe exécutif des volontés exprimées par l’ensemble de la population. En parallèle, la redynamisation de la commune était recherchée.
Les projets sont alors proposés et menés par les habitants, organisés en petits groupes, qui doivent notamment trouver les financements nécessaires (repas, fêtes…). L’ouverture de l’école a été rendue possible grâce à la participation des habitants aux travaux. Cantine, en partie gérée par les élèves, étude du soir et bibliothèque, autogérée par des bénévoles, se sont ensuite développées autour de l’école.
Globalement, il s’agit surtout d’une influence sur la mairie exercée de l’extérieur par des anarchistes désirant diffuser et mettre en œuvre leurs idées. Une initiative qui pose forcément des questions au regard de l’idéal libertaire. Celles-ci sont d’ailleurs résumées par Dominique : « il n’est pas possible de faire un îlot d’autogestion dans un océan capitaliste.
Est-ce qu’on ne perd pas un peu de son âme d’anarchiste à participer à ce genre d’expérience ? Est-ce qu’on n’édulcore pas à force d’être pris dans la gestion ? Finalement, on accepte pour l’efficacité un tas de choses et on n’est pas loin, disons… de renoncer un petit peu à nos idées
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« Des municipalités… à la com- mune libertaire de Merlieux », http://increvablesanarchistes.org/articles/1981_2000 /merlieux.htm
. »
Fédération Municipale de Base en Calabre (Italie)
En 1979, à Spezzano Albanese, naît une Union Syndicale de Zone anarchiste qui constitue un contre-pouvoir au conseil municipal. La gestion de celui-ci est vivement critiquée à travers des réunions d’information publiques : dénonciation du détournement d’aides destinées aux veuves et aux orphelins ou des indemnités extravagantes perçues par le maire, lutte pour la sauvegarde des espaces verts et la construction de logements sociaux… La municipalité exerce toutes sortes de pressions et parvient à couler cette initiative.
Mais en 1992, la municipalité communiste est condamnée par la justice. Les anarchistes de la commune sont alors sollicités pour former une liste électorale. Ils décident de proposer une nouvelle organisation communale autogestionnaire : la Fédération Municipale de Base. C’est un organe de contre-pouvoir fonctionnant en parallèle aux institutions légales avec une assemblée générale formulant des propositions émanant de la population. Un comité exécutif élu est chargé de mettre en œuvre les décisions prises par les assemblées. La minorité peut ne pas se soumettre à ces décisions, mais ne peut en empêcher l’application.
La FMB doit souvent affronter la mairie pour imposer ses projets ou combattre ceux de la municipalité légale. La création d’une coopérative autogérée répond ainsi au projet de privatisation du ramassage des ordures. Un projet de construction d’un tunnel est annulé sous la pression de la FMB…
Cette initiative se réclame d’un « gradualisme révolutionnaire », en réaction aux voies jugées stériles du réformisme intégré au système et du « révolutionnarisme millénariste
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« Spezzano Albanese », http:// increvablesanarchistes.org/articles/2000_apres/fedemunicidebas_ita lie.htm.
».
Ces deux expériences se caractérisent par une tentative pour créer un espace d’autogestion en parallèle à, à côté de ou contre les institutions municipales officielles issues du système représentatif. Elles veulent constituer un contre-modèle aux yeux des populations et une invitation à prendre en main les affaires publiques locales. C’est surtout parce qu’elles touchent des personnes non libertaires que ces expérimentations posent des problèmes quant au respect des principes anarchistes. Faut-il alors condamner l’échec d’une déviance à l’égard des principes libertaires (sans parler de dogme), ou la victoire d’une diffusion de l’idéal autogestionnaire au-delà des milieux anarchistes ?
Démocratie participative et autogestion : l’exemple de Mons-en-Barœul
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« L’autogestion a-t-elle un ave- nir ? », http://mediasol.penelopes .org/xarticle.php3?id_article=2551&page_au_long=1. Article extrait de Territoires n° 431 d’octobre 2002 « Luttes urbaines et autoges- tion ».
Les références à l’autogestion sont parfois complètement exagérées ou erronées. Dans le village de Mons-en-Barœul (Nord), de 1977 à 2001, la municipalité d’union de Gauche a organisé des référendums sur des choix budgétaires. L’ex-maire, Marc Wolf, se réclame du socialisme autogestionnaire et critique la démocratie représentative qui conduit à la « notabilisation » des élus, au désintérêt des populations. Cependant, le fonctionnement de cette commune, relevant plutôt d’une forme de démocratie participative, est bien loin du communalisme libertaire.
Tout d’abord, le nombre de consultations des habitants est plutôt modeste : 1977, 1980, 1987 et 1999, plus une tentative en 1994, avortée après réunion d’un consensus. Mais surtout, il s’agit essentiellement de la recherche d’un consentement populaire sur certaines questions, sans véritable partage, ou dissolution, du pouvoir. Il manque bien des éléments indispensables à une véritable autogestion communale : propositions émises par les habitants permettant notamment d’établir un mandat impératif (qui pourrait être établi sur la base d’un programme électoral), contrôle de l’ensemble des décisions par les citoyens (pourquoi pas sous forme d’une assemblée générale des habitants) et révocabilité des élus en cours de mandat…
L’équipe, battue aux élections de 2001, explique que la population n’était pas forcément prête à assumer des responsabilités et que les vieilles habitudes du système représentatif sont à l’origine de leur défaite au profit d’une opposition qui leur rétorquait « Décidez, vous avez été élus pour cela ! » Wolf parle alors de « consumérisme politique » car les citoyens se comportent en « consommateurs d’un service politique de type commercial ». Ce manque d’investissement de citoyens favorise le carriérisme des hommes politiques et un système populiste et démagogique de « politique de proximité ». Des municipalités tentées par des pratiques « autogestionnaires » ont connu le même sort à Louviers en 1993, ou Dubedout à Grenoble en 1983.
Les assemblées de quartier en Argentine
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D. Herard - et C. Raimbeau, Argentine rebelle, Editions Alternatives, 2006.
Le marasme économique qui frappe l’Argentine en décembre 2001 engendre des émeutes à partir du 19. La contestation populaire remet en cause toutes les institutions. Parallèlement au phénomène des « entreprises récupérées », se développe celui des assemblées de quartier qui prennent la place des pouvoirs publics traditionnels.
Les assemblées découlent des rassemblements de protestation et des manifestations. Ces réflexions informelles voient naître une volonté d’organisation et de transformation sociale. Progressivement des assemblées régulières se structurent (lieu et heure fixes, réglementation de la prise de parole…). Certains rêvent alors de construire un nouveau système de démocratie directe basé sur ces assemblées populaires qui exerceraient le pouvoir réel. Si ces réunions sont le théâtre de discussions-sur tous les problèmes de société, elles deviennent aussi une instance d’organisation de services publics populaires autogérés par les « voisins » habitant le quartier.
Les premières réalisations sont des soupes populaires, telle celle mise en place chaque lundi par l’assemblée Nuñez-Saavedra de Buenos Aires. Les assemblées s’installent alors dans des lieux abandonnés : clinique pour le quartier Flores, banque pour Caballito, pizzeria…
Le 1er mai 2002, dans le quartier Primavera de la ville de José C. Paz, les habitants lancent une mutuelle de transport en bus. Les pouvoirs publics tentent de saboter le projet : séquestration des autobus (en 2002 et encore le 1er mai 2005), remise en œuvre de la ligne de bus municipale… Inlassablement, les habitants résistent ; la mutuelle s’étoffe et compte jusqu’à 6 000 adhérents (sur 25 000 dans le quartier). D’autres activités sont développées grâce à la récupération d’un local : cours, salon de coiffure, cantine, couture… Tout est gratuit. Chaque membre d’une assemblée peut ainsi proposer des services bénévolement ou dans un système d’échanges : éducation, yoga, cuisine, consultation médicale, coiffure, informatique... L’assemblée de Parque Avellaneda a créé des petits ateliers (boulangerie, couture…) dont les recettes sont partagées à parts égales.
A Don Orione, dans la banlieue de Buenos Aires, les habitants mettent sur pied une coopérative autogérée de la distribution d’eau. La société Aguas Argentinas (capitaux franco-espagnols) exerce des pressions pour récupérer le marché qu’elle a perdu. L’État torpille aussi le projet : en juin 2005, la concession de l’eau est accordée à une entreprise publique (ABSA), alors que le gouvernement avait promis une collaboration avec la coopérative qui devait récupérer la gestion totale de l’eau au bout de 3 ans.
Les assemblées de quartier sont aussi une force de lutte sociale en organisant aussi des actions de solidarité pour faire pression contre des entreprises ou les pouvoirs publics. Edesur est contrainte de stopper les coupures d’électricité envers les familles qui ne peuvent payer leur facture. Des travailleurs exploités viennent y chercher de l’aide pour créer un rapport de force avec leur employeur. Les entreprises récupérées en lutte contre leurs patrons ou les pouvoirs publics sont soutenues par la mobilisation des assembléistes, notamment lors des menaces d’expulsion (Zanon, Brukman…).
Les assemblées se fédèrent pour constituer un contre-pouvoir tentant d’échapper aux sirènes des réformistes qui souhaitent que l’État reprenne le monopole de la gestion des affaires publiques. Celles de Buenos Aires se rencontrent chaque mois dans le parc de Centenario jusqu’en 2003, puis les « rencontres des assemblées autonomes » prennent le relais. Cependant, si elles ont réussi à s’imposer dans la vie politique en devenant une force reconnue par les populations, elles ont pâti d’un certain essoufflement. Elles étaient 272 début 2002, dont 112 à Buenos Aires. Aujourd’hui, la capitale en compte une soixantaine. L’État essaie de restaurer son contrôle, y compris en évacuant de force les lieux de réunion : le 14 juin 2004, 300 personnes ont repris la pizzeria du parc Avellaneda après une intervention des forces de police. En outre, les oppositions internes et les efforts nécessaires à la gestion directe ont engendré quelques démobilisations : l’assemblée Cid Campeador a vu ses effectifs chuter de 70 à 15 personnes.
La liberté est plus exigeante que la servitude. Il est plus facile d’être abonné aux chaînes câblées que de militer, plus fatiguant de cultiver l’espoir par la lutte que les escarres sur un canapé. L’expérience argentine démontre la faisabilité d’une gestion directe des affaires locales par des habitants, mais pointe aussi les obstacles à la mise en œuvre de l’autogestion : nécessité de s’investir constamment dans la gestion des affaires publiques, pression de l’État cherchant à reconquérir son autorité et le contrôle des populations, etc. Cette expérience s’inscrit aussi dans un contexte particulier : celui d’une crise grave du système, d’une faillite des pouvoirs publics. Initialement, il n’y a donc pas de volonté populaire de renverser l’État ou d’imposer une transformation de la société. Les pratiques autogestionnaires se sont développées par nécessité, pour combler un vide. Autrement dit, elles ne s’inscrivent pas dans un processus révolutionnaire construit, mais se sont épanouies dans un climat de remise en cause de la société capitaliste et de l’Etat jugés responsables de la crise, incapables d’y faire face. La normalisation de la situation intervenant avant la chute totale des institutions traditionnelles et l’instauration d’un nouvel ordre social a permis à ces dernières de reprendre leur place.