Aujourd’hui on ne parle presque plus de la Tchétchénie. En Russie, certes, et il y a plusieurs raisons à cela. Mais à l’étranger aussi on semble commencer à oublier peu à peu ce pays puisqu’il n’y a plus de guerre ouverte. Oui, les opérations militaires sont presque terminées, pourtant il n’en reste pas moins qu’en Tchétchénie est instaurée une vraie dictature inséparable de la terreur. La terreur exercée par la police, les services de l’ordre. Kadyrov le jeune, nommé président de la Tchétchénie, y a instauré un régime d’un vrai despotisme oriental ne sachant le maintenir que par la force, vu le mécontentement de la population. Les gens disparaissant par dizaines (les nombreux cas sont énumérés par les militants des droits de l’homme), enlevés parfois sous le couvert de l’anonymat, mais leurs traces mènent souvent aux autorités. Et il est quasi impossible d’obtenir justice. Les élections organisées dans le pays pour faire croire à un semblant de démocratie, sont totalement falsifiées. La grande majorité de la population les boycotte, mais les autorités rapportent des chiffres fantaisistes de presque 100 % des votants en faveur du parti pro-gouvernemental. En outre, le régime penche de plus en plus vers la théocratie, l’islamisme qui a servi de prétexte à la lutte contre les boïeviks, est maintenant officiellement imposé : par exemple, les femmes sont obligées de mettre les foulards au travail et même dans les universités. Les autorités et les médias officiels (en Russie il n’y a presque plus rien d’autre) décrivent joyeusement les restaurations faites dans la ville de Grozny, les réparations des bâtiments démolis pendant la guerre, mais derrière les murs rénovés règnent la peur et le désespoir. Et tant que l’injustice règne dans ce pays saigné à blanc par deux guerres, nous, les militants de gauche, y compris les anarchistes, nous tenons à continuer notre action, notre campagne de solidarité – si ce n’est plus contre la guerre, c’est plus généralement contre la haine.
Cette campagne a été lancée en février 2000, après le commencement de la deuxième guerre. Et même avant, en décembre 1999, le premier piquet de grève contre cette guerre a été fait par les anarcho-syndicalistes – à l’époque où, après les attentats terroristes à Moscou présumés des combattants tchétchènes, la grande majorité de la population russe a encore approuvé l’invasion des troupes fédérales dans ce pays. Ainsi un groupe d’anarcho-syndicalistes, de socialistes libertaires et autres militants sans parti a lancé la déclaration expliquant leur position contre la guerre et la solidarité avec la population civile qui en souffrait. Cette déclaration a été publié dans le journal « Tchelovetchnost » (L’Humanité – ne pas confondre avec celui du PC français), puis « Radikalnaya mysl » (la Pensée Radicale) qui est devenu le vrai organe de la Campagne « Solidarité contre la guerre en Tchétchénie ». On a publié d’autres articles et tracts diffusés pendant les manifs, les piquets de grève contre la guerre – les militants de la campagne ont participé à toutes les actions sans exception et ont organisé les leurs. La position principale de la Campagne était de ne suivre aucun parti, de ne pas adhérer à des structures anti-militaristes qui ne faisaient pas grande chose et n’étaient pas complètement d’accord avec nos principes (ce qui n’exclut pas du tout des actions communes, la participation aux mêmes manifs, etc. – faibles étaient les forces des adversaires de la guerre pour les disperser davantage –) ; en même temps elle a regroupé les gens de convictions différentes qui partageaient ses principes – évidemment ils étaient tous de gauche et plusieurs d’entre eux libertaires. Mais face aux calamités de la Tchétchénie toute cette activité nous a paru insuffisante – on a beau parler, ça sert à peu de chose quand dans le pays dévasté par la guerre les gens manquent de tout, exposés à la faim et au froid parmi les ruines. Ainsi on a décidé de collecter l’aide humanitaire, les vêtement, les chaussures, les couvertures – et aussi les livres et les jouets pour les enfants qui le restent même si leur enfance est écrasée par les tanks. Toute cette aide est distribuée par les associations de la société civile, de main en main, sans passer par les structures étatiques – pour nous c’est le principal. Cette activité a attiré beaucoup de gens auxquels nous avons expliqué le but et le sens de notre Campagne contre la guerre. Je n’oublierai jamais tous ceux qui y ont participé tant que leurs forces le permettaient – et même au-delà de leurs forces. Il y a ceux qui ont été enlevés, disparus à jamais. Je n’oublierai pas les gens touchés par cet élan de solidarité, leur cœur battant à l’unisson avec les cœurs des habitants souffrants de la Tchétchénie – en Russie et à l’étranger. Je voudrais les remercier tous au nom des Tchétchènes qu’ils ont aidés, ceux qui nous soutenaient de telle ou telle façon, socialistes, anarcho-syndicalistes et sans parti, Russes, Tchétchènes, Ingouches, Suisses, Français, Américains, Anglais – que valent les frontières devant la vraie solidarité. Cœur et mains ouverts contre les bombes et les tanks, contre l’injustice et la violence – une force impossible à mesurer... Cette action est devenue une sorte d’examen de l’humanité, de nos principes et le nombre de ceux qui l’ont subie nous donne la force de continuer notre lutte.
Oui, la guerre ouverte est terminée, mais trop de maux tourmentent encore ce petit pays. Donc pouvons-nous abandonner ses habitants que nous avons aidés, dans une pareille situation ? Non, nous n’en avons pas le droit. D’autres difficultés s’imposent à nous, le régime devenant de plus en plus autoritaire en Russie, l’hypocrisie ouverte des gouvernements « démocratiques » de l’Occident pactisant avec les autorités russes, échangeant les droits de l’homme qu’ils prétendent défendre, contre gaz et pétrole, le voile de silence des medias cachant ce qui se passe réellement en Tchétchénie et au Caucase du Nord en général. N’importe. Seuls auparavant, seuls maintenant, forts seulement de ce sentiment de solidarité, les gens de bonne volonté, les gens forcément de gauche (car le sens de l’action le prescrit impérieusement), et parmi eux les anarcho-syndicalistes, nous continuons cette Campagne. Actuellement la situation matérielle des habitants de Tchétchénie n’est plus si catastrophique qu’à l’époque de la guerre, mais reste très pénible, le chômage y est terrible. Pour gagner leur vie, les jeunes gens sont obligés souvent soit d’entrer dans la police, soit d’aller chez les boïeviks. Faute de perspectives pour l’avenir, la population plonge dans le désespoir. Ainsi nous considérons comme notre devoir de faire la propagande de nos idées libertaires et socialistes élancées vers le futur, de concourir aux associations indépendantes des travailleurs et habitants en Tchétchénie et au Caucase du Nord qui existent malgré les persécutions du régime (leurs militants exposent réellement leurs vies) – et d’aider les gens sur place à avoir accès aux études, pour que les enfants soient scolarisés et aient des manuels, pour que les étudiants puissent terminer leurs cours et avoir une profession, travailler au bien de la population. Les connaissances poussent à réfléchir – et à essayer de changer la situation, de briser la glace. Dans cet objectif, nous nous concentrons surtout à la collecte des livres et de matériel scolaire. Nous envoyons en Tchétchénie et aux réfugiés en Ingouchie des ouvrages différents, des livres anarchistes de Voline et de Serge jusqu’aux manuels scolaires, dictionnaires et contes pour les enfants. La solidarité est toujours nécessaire tant qu’il reste l’injustice sur la Terre. À nous de combattre cette injustice partout, qu’importe où nous vivons, en Tchétchénie, en Russie ou en France.