Vous souvenez-vous, dans le dessin animé Maya l'abeille, de ce personnage acariâtre et trouble-fête, le sinistre bousier occupé à rouler sa grosse boule de merde à longueur de journée, tandis que les deux héros baguenaudaient de pistil en pistil, multipliaient les rencontres divertissantes et les découvertes bucoliques, dans une nature riante d'avant changement climatique ? Vous souvenez-vous de l'antipathie que ne manquait pas de soulever chez vous ce détestable coprophage atrabilaire ? C'est bizarrement à lui que je pense quand je mesure le changement de mentalité qui, de la société en général, est en train de passer en catimini dans le corps enseignant, et se fait de plus en plus sensible, notamment en ce qui concerne l'épineuse question des heures supplémentaires.
Il y a quelques années encore, le consensus était de l'ordre du massif : pas d'heures sup', merci bien... il faut dire aussi que la pression des chefs d'établissement était alors moindre, sauf exception et tête-de-con, engeance toujours potentiellement croisable à la tête de nos bahuts. À part quelques collègues-ovnis, comme on en a tous connus -et gentiment brocardés- ici ou là, soucieux de gagner un max pour financer, qui les travaux de sa maison, qui les études de sa nombreuse progéniture, le cas restait exceptionnel et lié à des contingences ponctuelles bien plus qu'à une quelconque idéologie méritocrate, et donc, le mot d'ordre, même tacite, était clair : pas d'heures sup', que l'état se débrouille pour créer les postes nécessaires. À l'heure actuelle, et bien que la plupart des organisations syndicales aient axé leur communication sur ce thème précis à la rentrée, le fait même qu'il faille rappeler une telle évidence montre bien que l'angoisse de voir finalement fonctionner les incitations à accepter ces heures se fait jour, parmi ceux pour qui la question demeure un véritable principe moral. Et cette angoisse est très certainement le signe, confirmé par diverses observations quotidiennes dans les collèges et lycées, qu'une partie non négligeable du corps enseignant commence à devenir perméable devant les habiles suggestions du pouvoir.
Autant le dire tout de suite, il me semblerait tout à fait superflu de rappeler ici le discours lénifiant de l'autre mielleux de Darcos sur le sujet, et de disserter encore une fois sur tout le mal que j'en pense. Voilà une chose entendue : rien de ce que ce gouvernement fanatiquement ultralibéral imagine comme stratégie ne pourra jamais être tenu ici pour autre chose qu'une machiavélique démarche antisociale ; dès lors, je ne ferai que rappeler, pour ceux qui n'en auraient jamais entendu parler, que le ministre et ses sbires ont décidé d'allouer, d'une part, une prime de début de carrière aux collègues fraîchement recrutés (1500 euros), et d'autre part, une prime de 500 euros à ceux, parmi les « anciens », qui accepteraient de se charger de trois heures supplémentaires cette année. Etant donné le discours sarkoziste sur le mérite et la valeur rédemptrice du travail, disons que son courtisan est parfaitement dans son rôle. Non, bien entendu, ce qui est beaucoup plus consternant, dans cette histoire, c'est que, petit à petit, et de plus en plus ouvertement avec des mesures de ce type, qui agissent comme autant d'incitations à « lever les tabous », insidieusement mais sûrement, donc, certains collègues n'hésitent plus à braver le sentiment collectif, à s'affranchir des quelques scrupules qui pouvaient encore les retenir, et à essuyer, avec même une certaine morgue, les broncas de moins en moins convaincues qui pourraient les atteindre, condamnant ainsi à l'échec toute tentative de riposte collective pour obtenir l'amélioration des conditions de travail. C'est ce changement-là qui m'interroge et me préoccupe.
Car enfin, à nous autres, convaincus depuis longtemps de la nécessité de l'organisation des travailleurs pour œuvrer à la défense de leurs intérêts, il apparait depuis belle lurette que l'individualisation des conditions de travail prélude à la catastrophe, c'est-à-dire à la fin de toute forme de statut collectif, et à la contractualisation, c'est-à-dire à l'exploitation sauvage de chaque salarié, condamné par son isolement et sa vulnérabilité à tout accepter, jusqu'à en crever s'il le faut, face aux odieux chantages et aux inévitables pressions que sa hiérarchie s'empressera de faire peser sur lui. Nous savons, depuis toujours, que ladite hiérarchie, par essence, ne fonctionne que par la coercition, la sanction, la pression systématique, à des fins de « rendement » et de « rentabilité » élevés au rang de dogme. Nous savons parfaitement, et ne cessons d'ailleurs de chercher à alerter l'opinion à ce propos, que la résignation face à ces menées délétères finira par nous contraindre à des conditions de vie intolérables, avec une flexibilité et une précarité directement issues de notre isolement et de notre incapacité à nous défendre collectivement, en un rapport de force conséquent. Nous ne cessons de dire notre inquiétude, d'avertir de ce qui est en train de se produire, des inévitables dommages dans nos vies à tous : nous cassandrons à n'en plus finir sur le risque d'accepter cette individualisation et cette contractualisation à outrance, et de signer ainsi l'arrêt de mort de toute protection sociale... et pourtant notre discours reste à peu près inaudible en dehors des cercles militants déjà convaincus !
Pour l'immense majorité de nos concitoyens, et, partant, pour une frange de plus en plus nombreuse de nos collègues, le discours du camp capitaliste est passé dans les mentalités, et imprègne les esprits d'une manière que l'on aurait bien du mal à mesurer, mais que je juge pour ma part à peu près irréversible. Il faut dire que je ne suis guère encline, par nature, à l'optimisme. Parmi le corps enseignant, c'est, à n'en pas douter, la jeune génération – celle que, très habilement, le madré Darcos vise avec sa prime retorse – qui manifeste une perméabilité, voire une disponibilité bienveillante, terriblement inquiétante, aux idées de « réforme ». Ce n'est évidemment pas un hasard si le ministre accorde si généreusement aux jeunots le coup de pouce royal évoqué plus haut : il sait qu'il a tout intérêt à se faire bien voir d'un public plus « ouvert au dialogue » que les vieux barbons encore imprégnés d'une sorte de conscience collective (ce qu'il en reste). Quoique... par les temps de crise et de pouvoir d'achat en berne, peut-être que même les vieux devront en venir à brader leur conscience, si c'est la seule perspective qu'on leur donne pour survivre à peu près...
Habile stratégie, vraiment. Outre qu'il est toujours utile de diviser pour mieux régner, il faut aussi, pour le pouvoir, donner l'impression de travailler à cette fameuse « revalorisation » de la condition enseignante, dont hélas les vieux cons que nous sommes savent bien qu'elle passera par le démantèlement des statuts et des cadres nationaux. Autant donc faire copain avec la relève, qui pourtant sera touchée de plein fouet par les dégradations à venir, et dégustera avant nous les joies des horaires annualisés, des primes « négociables » et de l'évaluation des compétences par le chef d'établissement. Il n'est pas temps, ici et maintenant, de chercher les raisons pour lesquelles le discours dominant passe si facilement dans les mentalités ; il faudra bien pourtant que l'on s'y affronte, pour espérer contrer les effets nocifs de cette exposition durable... Mon propos est surtout, une fois ce constat alarmant posé, de faire l'aveu d'une défaite cuisante : pourquoi ne parvenons-nous pas à faire entendre une autre voix, à proposer une autre vision des choses ? Pourquoi ces jeunes collègues sont-ils si disposés à tourner le dos à une culture jusqu'ici assez massive de refus ? Pourquoi certains « anciens » commencent-ils à se laisser séduire par les dangereuses sirènes d'un individualisme mal compris, égotiste et revanchard ? En quoi les démarches collectives sont-elles à ce point devenues, pour eux, des repoussoirs ? Que pouvons-nous dire de plus que ce que nous répétons inlassablement depuis des années ? En quoi nos arguments sont-ils inaptes à convaincre le grand public, l'ensemble des gens « pas très politisés », de la justesse de nos craintes, alors même que chaque jour nous offre le spectacle navrant des injustices et des catastrophes humaines provoquées par le capitalisme triomphant ? On me répondra que le spectacle lamentable des grandes organisations syndicales, et les lourdes défaites du mouvement social ces dernières années, jouent un rôle essentiel dans cette défiance envers l'idée collective, mais je ne peux tout simplement pas comprendre que des gens, par ailleurs lucides et conscients de ce qui se passe, décident de rejeter l'instrument au lieu de l'améliorer, et préfèrent s'offrir à l'ennemi plutôt que de lutter autrement. Rien n'oblige un vaincu à renier sa conscience et à adorer son bourreau, comme le font certains. L'explication ne peut pas se résumer à cela, et il faut bien admettre, aussi douloureux que ce soit, que quelque chose de séduisant, peut-être de grégairement rassurant, se dégage pour ces gens-là de l'adhésion à la pensée dominante.
Si nous ne trouvons pas très vite comment parler à ces gens-là, ils continueront à penser que tout est perdu. Et quand tout est perdu, chacun essaie de se sortir de la mouise par lui-même, de survivre à tout prix, de déployer ce qu'il lui reste d'énergie pour continuer, jour après jour, à rouler sa petite boule de caca, même s'il faut pour cela écraser quiconque aura le malheur de se trouver sur le passage des tristes coprophages atrabilaires... que nous ne manquerons pas de devenir, si nous ne parvenons pas à prouver que le fardeau est moins pesant à plusieurs, voire même, rêvons un peu ! Que la récolte est bien meilleure si on s'y met tous...