La discussion sur le fonctionnement en réseau s’est développée dans une partie du mouvement militant d’extrême gauche : certains alter mondialistes, le DAL, SUD, RESF tendent à s’inspirer de cette conception. Bien que marginale dans les milieux libertaires, le syndicat CNT-AIT de Toulouse tente de la promouvoir. De prime abord, les arguments donnés semblent répondre aux préoccupations libertaires. Devant l’essor d’internet, la méfiance qui s’est développée vis à vis des organisations, ce concept semble séduisant pour une catégorie de personnes, souvent déçue par les organisations « classiques » et désireuses d’agir sur des sujets précis, sans toutefois prendre des engagements plus avant. S’interroger sur le fonctionnement en réseau, connaître son origine et construire une réflexion autour de ce thème, n’est donc pas un effort totalement inutile pour les militants anarchosyndicalistes et anarchistes.
Les arguments des libertaires pro-réseaux.
Le point de départ de la réflexion développée par le syndicat de Toulouse est assez classique : le mouvement anarcho-syndicaliste ne se développe pas comme nous le souhaiterions. Le postulat avancé est que l’un des freins à son développement tiendrait dans sa conception de l’organisation jugée archaïque («
héritée du XIXe siècle »)
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Les citations concernant les arguments des libertaires pro- réseaux » sont extraites d’un texte qui résume assez bien la production toulousaine : Francesi- to, Militer en réseau, consultable sur le site internet du syndicat de Paris-Nord
, les anarcho-syndicalistes doivent donc s’interroger sur «
la forme d’organisation la plus adaptée à sa réalité actuelle ».
Le fédéralisme libertaire est rapidement assimilé aux formes d’organisations centralistes. Son fonctionnement serait «
mécaniste » et vertical (« un rouage entraîne les autres, le flux monte et « descend » en suivant ces rouages ») tandis que le réseau supprimerait la « centralisation ».
L’objectif affiché est donc de pourvoir les anarcho-syndicalistes d’une organisation capable de «
potentialiser, de rendre plus efficace l’action » des syndicats.
Quels sont donc les avantages avancés ? Le réseau permettrait une plus grande «
autonomie » des syndicats. L’organisation serait débarrassée des «
coquilles vides » puisque «
chacune de ses unités ne commence à exister qu’à partir du moment où elle est fonctionnelle ». D’ailleurs, comment entre-t-on dans le réseau ? «
On peut penser que le minimum sera l’activité réelle préalable ». Qui reste dans le réseau ? «
Lorsqu’une unité n’a pas le potentiel minimum pour continuer à fonctionner, elle disparaît en tant que structure […]
Pour rester dans le réseau en tant que syndicat, l’activité de terrain (et les cotisations) doivent être validées périodiquement par l’ensemble du réseau. La participation à la vie du réseau, c’est à dire l’échange permanent avec toutes les autres unités fonctionnelles, doit être effective ».
Enfin, le réseau permettrait d’éviter «
les possibilités de prises de pouvoir » et assurerait «
la liberté » et «
l’autonomie » de chacun.
Avant de répondre sur le fond, il est intéressant de savoir d’où vient cette idée de réseau et qui en sont les instigateurs.
Les origines de l’idée de réseau et ses implications
A l’origine, le fonctionnement en réseau ne semble pas être une idée émanant des milieux anarchistes, loin s’en faut. Pascal Quidu a réalisé une fiche forte enrichissante sur l’ouvrage de deux sociologues qui se sont intéressés à cette question : «
Le nouvel esprit du capitalisme »
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Boltansky Luc et Chiapello Eve, Le nouvel esprit du capitalisme, il est possible de consulter la fiche Pascal QUIDU sur le site : http// www.la-science-politique.com
. Non sans malice, Pascal Quidu souligne que ce travail critique sur le réseau a été salué par le jury du 7
e grand prix du livre de management et de stratégie, organisé par le journal l’
Expansion. C’est que le capitalisme a toujours su lire les travaux dignes d’intérêts de ces détracteurs, mêmes les plus acerbes, pour affiner ses stratégies…
Face aux critiques formulées à l’encontre du capitalisme dans les années 60, les élaborateurs du discours managérial ont conçu de nouvelles références à partir du début des années 90. «
L’entreprise est organisée en réseau, ensemble de liens entre des points, liens qui sont plus ou moins durables et facilement ajustables. Toute entreprise doit se développer, développer son réseau […] ». L’organisation en réseau – qu’ils nomment la cité - se veut donc «
un modèle de justice, à l’aune duquel il est toujours possible de comparer les pratiques […]
Elle comprend donc forcément une codification des épreuves qui vont déterminer les niveaux de grandeurs […]
et en particulier, l’état de « grand » par opposition à l’état de « petit ». » ² Cette conception réhabilite les thèmes récurrents de l’idéologie libérale : l’esprit d’entreprise et la réussite des éléments les plus dynamiques, la loi du plus fort.
Ainsi : «
le « grand » est un « mailleur », sous entendu de réseaux. Par antithèse le « petit lui est un « tueur » de réseau ». Loin de remettre en question le pouvoir effectif, le réseau le conforte tout en lui rendant une virginité, sous l’argument de l’autonomie et par l’absence d’institutionnalisation. Le réseau réhabilite la loi du plus fort, il «
favorise les conduites égoïstes, fondées sur l’opportunisme. Celui qu’on nomme le « faiseur » s’appuie sur les autres sans qu’il ne se sente aucune obligation de réciprocité, renforçant les asymétries au sein du réseau. Il transgresse un principe fondamental de la cité par projet, celui de la confiance puisqu’il ne s’acquitte pas des diverses dettes qu’il contracte […]
La référence à la conduite du faiseur donne une idée de la nature de l’exploitation dans un monde connexionniste : « la réussite et la force des uns sont dues, en fait, au moins partiellement, à l’intervention d’autres acteurs dont l’activité n’est ni reconnue, ni valorisée ». Le pouvoir appartient donc aux structures les mieux organisées et détenant le plus de moyens, celles qui peuvent avoir des relais fidèles dans le réseau : «
On ne peut espérer bouger, se déplacer dans le réseau, donc être partout à la fois que si l’on dispose dans chaque coin dudit réseau de représentants (« doublures ») qui eux ne bougent pas. Ils contribuent à ce qui fait la richesse des grands (mobiles) sans que cela soit reconnu ».
Le réseau est-il compatible avec l’idéologie anarchiste ?
Il n’est pas question ici de prêter des intentions libérales aux promoteurs du réseau mais il est évident que nous sommes tous influencés par le monde qui nous entoure, ce qui n’est pas toujours une bonne chose. Il convient de savoir si le réseau peut nous être utile ou pas.
En premier lieu, soulevons une question sur le fondement même de la réflexion des libertaires pro-réseaux : les difficultés que rencontre aujourd’hui l’anarchosyndicalisme seraient liées à son mode d’organisation archaïque, centralisateur et où les prises de pouvoirs sont possibles.
Le texte « Militer en réseau » souligne fort justement que l’anarcho-syndicalisme a adopté – et adopte toujours – différents types d’organisations. Leur point commun réside dans un principe qui est à la base de notre pensée : le fédéralisme libertaire. Confondre la forme que revêt une organisation, dans un contexte donné, et le principe qui l’inspire, n’est pas acceptable. Le réseau, ce n’est pas le fédéralisme et, s’il faut vraiment lui trouver une alternative, alors l’honnêteté voudrait que l’on explique sérieusement ce qu’on lui reproche : en quoi le fédéralisme libertaire est-il centralisateur ? En quoi l’autonomie des syndicats est-elle mise en cause dans une organisation reposant sur la libre association ? Les valeurs, les idées et les décisions communes sont acceptées par les syndicats parce qu’ils le veulent et parce qu’ils en sont les décideurs. A coté des campagnes nationales, les syndicats sont libres, dans le cadre des accords communs, de prendre leurs propres initiatives, qui irait nier cette évidence de toujours ? Si la critique se résume à ça, c’est bien maigre.
Notre organisation est-elle archaïque ? Peut-être, mais encore faudrait-il dire en quoi ? Notre syndicalisme n’est peut être plus un vecteur satisfaisant, les anarcho-syndicalistes font le pari du contraire, nous avons peut être tort, peut être pas.
La question du pouvoir est inhérente à tout type d’organisation, et c’est l’un des grands mérites de la pensée anarchiste que de l’avoir mis en exergue. C’est la raison pour laquelle le fédéralisme libertaire que nous pratiquons se dote d’un cadre défini qui offre des armes de contrôle aux syndicats. Notre fonctionnement permet de neutraliser les tentatives de prises de pouvoir… du moment que nous assumons nos responsabilités à la base, dans nos syndicats. En revanche, la disparition des délégués élus, mandatés et révocables ne garantit en rien la disparition du pouvoir, au contraire, elle permet aux mieux organisés de se substituer à eux, sans aucune légitimité, ni aucune contrainte.
Autre réserve essentielle, l’anarcho-syndicalisme a pour prétention de préfigurer la société que nous appelons de nos souhaits. Outre l’absence de contrôle du pouvoir, le réseau favorise une compétition entre les syndicats et une légitimité au mérite (celui qui semble faire le plus est le plus légitime) difficilement compatible avec les valeurs de solidarité et d’entraide que nous défendons. Le syndicat qui est jugé comme pas suffisamment actif sort du réseau et la faute semble lui incomber. Mais que fait-on des situations que vivent les compagnons que nous exclurions ainsi, ferions-nous mieux qu’eux à leur place ? Sur quel critère se font les adhésions, les exclusions : qui décide vraiment ? Et une question fondamentale est passée sous silence, pourtant cruciale pour toute organisation qui compte se développer : si certains copains n’arrivent pas à développer leur syndicat face au système capitaliste, qu’avons nous fait, et qu’avons nous oublier de faire, pour les aider ?
Pour conclure, si la question de notre développement est centrale pour tous les militants anarcho-syndicalistes, remettre en cause le fonctionnement de l’organisation ne semble pas avoir montré sa pertinence. Peut-être faudrait-il chercher ailleurs, notamment du coté de nos difficultés à nous inscrire sur le terrain des luttes de façon significative.
Est-ce que le réseau, sans résoudre nos problèmes, pourrait nous apporter quelque chose ? Nous en doutons et nous émettons de sérieuses craintes sur les dérives qu’il peut induire. Tout ce que permet le réseau de positif est déjà possible dans les cadres du fédéralisme, à la différence que le fédéralisme rajoute ceci : un socle commun et une solidarité entre les syndicats, là où le réseau ne prévoit que le développement de ceux qui en ont l’opportunité et les moyens.
Au chapitre des griefs, ajoutons simplement :
- le réseau, c’est le développement en concurrence les uns des autres. On ne fonctionne qu’avec ceux avec qui l’on s’entend le mieux, ou qui ne disent rien parce qu’ils n’ont pas les moyens de fonctionner en autarcie ;
- Le réseau, c’est la division des énergies : lorsque l’on est concurrent, on ne s’aide pas. Le texte « Militer en réseau » est suffisamment éloquent en la matière. Nous reprochons ce manque d’humanité au système capitaliste, comment pourrions-nous le reprendre à notre compte ?
- Le réseau, c’est imposer ses points de vues en traitant ceux qui ne sont pas tout à fait d’accord en adversaires. Le principe est destructeur et éthiquement injustifiable ;
- Le réseau, c’est la négation des positions communes. Nous sommes communistes anarchistes, est-il utile de développer ?