Le rôle de l’idéologie est de transformer les intentions en actes : garder le cap. Lorsque les déclarations de principes ne se traduisent pas dans les faits, la réalité historique devient ce que sont les faits, non ce que clamaient les intentions.
Un exemple : une organisation syndicale qui pratique la cogestion – même critique – est confrontée à des contradictions qui l’éloignent de la gestion collective des luttes. Un décalage se crée entre les élus, pris dans une réalité gestionnaire, et les autres syndiqués qui en sont exclus. La logique des élections professionnelles, et des organismes qui en découlent, déplace le conflit du terrain syndical à celui de la cogestion. Les discussions, les décisions, se prennent entre les élus du personnel, les représentants du patronat et/ou de l’État ; et le rapport de forces se réduit aux votes qui ont lieu dans ces organismes. Les débats des assemblées générales, la constitution d’un rapport de forces par la lutte, n’ont plus la même signification, car ils ne sont plus les lieux essentiels où se décide l’avenir, ils sont – au mieux – cantonnés à un rôle subalterne, d’appui à l’action des élus. Ils ne participent qu’indirectement à la bataille. L’action syndicale perd en sens, les syndiqués ne peuvent plus appréhender les enjeux avec la même lucidité car ils n’agissent plus directement pour prendre leur destin en main. Dépossédés de la maîtrise des luttes, ils se désinvestissent, peu à peu, tandis que l’élu syndical sort d’une logique de défense des intérêts des salariés pour passer des heures à réfléchir sur les intérêts de l’entreprise, ou de l’administration. Loin des tâches de nature syndicale, l’élu dépense son énergie et ses compétences dans des problèmes techniques et mène des discussions interminables dont l’objectif est, avant tout, de trouver un terrain d’entente avec ceux qui ont des intérêts diamétralement opposés à ceux des salariés. L’incompréhension s’installe entre les salariés et les élus, incompréhension d’autant plus grande qu’après plusieurs années de cette pratique, les salariés démobilisés perdent de leur esprit d’initiative tandis que, pour les élus, les procédures des organes paritaires deviennent le processus naturel de l’action. Perdue sur un terrain qui n’est pas le sien, sans rapport de forces effectif, les mobilisations et la détermination ne pouvant pas être les mêmes chez les salariés qui ne se sentent plus vraiment acteurs, l’organisation syndicale en est réduite à négocier de moins en moins d’avantages et à faire de plus en plus de concessions. Elle apparaît alors, aux yeux des salariés, comme ce qu’elle est devenue : un organisme de cogestion et non l’outil de leur lutte. Coupée des salariés et en recherche de crédibilité permanente pour tenter de peser dans les discussions des organismes paritaires, désorientée par les véritables pratiques syndicales qui ne sont plus les siennes, elle en vient à chercher à contenir les luttes pour les maintenir dans le cadre où elle agit : les organismes paritaires. Il lui faut prouver qu’elle représente toujours les salariés au détriment des luttes. Sa logique est alors celle-là : prouvons que nous sommes capables de maîtriser les luttes, nous aurons de la crédibilité qui nous permettra d’obtenir des avancées qui nous permettront de regagner la confiance des salariés. L’organisation syndicale n’est plus alors ce qu’elle avait l’intention d’être, pour devenir ce qu’elle fait.
Refuser de participer aux élections professionnelles est un choix idéologique qui nous ramène à la question première de ce que nous voulons être, de ce que nous voulons construire. La participation aux élections professionnelles donne des facilités immédiates (d’ailleurs, on peut se demander pourquoi pouvoir et patronat mettent tant d’insistance à y faire participer les syndicats) auxquelles l’organisation syndicale révolutionnaire doit renoncer, au risque de perdre son identité.
Il en va de même d’autres questions sur lesquelles nous devons prendre des positions de principes parce qu’elles touchent aux fondements de nos convictions.
Quand, lors de son dernier congrès, la CNT-AIT prend position pour l’abolition des prisons, elle réaffirme, dans ses orientations, les principes antiautoritaires qui l’animent.
Lorsqu’elle adopte un accord de congrès sur les dérives de la société industrielle, et qui s’oppose au développement de toute technologie que nous ne pouvons pas maîtriser collectivement, elle réaffirme le choix politique de l’autogestion. Dans les deux cas, elle renvoie à des débats philosophiques et idéologiques qui touchent à l’essence même de la pensée libertaire. Car les accords de congrès ne sont pas de simples rappels de principes, ce sont des engagements pour le présent et l’avenir, des engagements qui imposent à chaque militant une réflexion qui doit se traduire par un positionnement clair. Les accords de congrès définissent le dénominateur commun qui donne à l’organisation sa substance. Ils nécessitent un renouvellement permanent des débats avec les nouveaux adhérents, pour clarifier, en permanence, qui nous sommes.
Les dérives existent, c’est un fait, qu’il serait un peu désinvolte de réduire à des responsabilités particulières de militants trop fragiles et à des concours de circonstances. Le XXe siècle est là pour nous guérir de tout angélisme. Combien d’organisations révolutionnaires ont abouti à des résultats contraires à leurs objectifs ? La spontanéité des masses n’a pas plus garanti l’assurance des résultats vertueux. Nous savons désormais qu’un anarchiste peut être ministre, qu’un pacifiste peut se transformer en bourreau, qu’un communiste peut devenir l’apparatchik d’un capitalisme d’État. Nous savons aussi que, si la révolte des masses est légitime, elle peut, malheureusement, s’orienter vers l’injustice lors qu’elle n’est pas animée de préoccupations éthiques.
A la croisée de ces deux exigences, éviter les dérives et affirmer des valeurs idéologiques, l’appel à l’abstention, c’est avant tout ne pas nous tromper et ne pas entretenir des illusions.
Entrer dans l’acte électoral, c’est sous-entendre que nous pouvons influer sur le pouvoir en déléguant notre pouvoir. Outre la naïveté, le manque de sens des responsabilités que ce chèque en blanc traduit, cela nous placerait dans une logique qui induit la recherche d’alliances politiques avec les« moins pires ». Les partis politiques – par définition – cherchent à conquérir le pouvoir ; nous rapprocher d’eux voudrait dire que nous abandonnons la démonstration fondamentale des anarchistes : l’État génère et maintient les inégalités sociales et son caractère liberticide aliène l’individu, détruit sa capacité inventive. Participer, même par le vote blanc, au jeu électoral, c’est reconnaître – et à terme admettre – la délégation de pouvoir, c’est-à-dire le pouvoir lui-même.
L’acte électoral n’est pas anodin, et là non plus, ce n’est pas un hasard si le pouvoir insiste lourdement pour qu’il fasse consensus. Il légitime le pouvoir, fait admettre à chacun que l’État agit en son nom. Loin de regarder la réalité politique des trente dernières années comme une po-litique cohérente où gauche et droite se sont bien réparti les rôles pour toujours amoindrir nos conditions de vie, nous prenons, par le vote, l’habitude d’observer les nuances qui distinguent les candidats, admettant ainsi tout ce qui les réunit comme une évidence. Nous abandonnons les luttes, et au lieu de réfléchir par nous- mêmes, d’agir par nous-mêmes et d’inventer l’avenir que nous voulons, nous attendons, aigris, sans illusion, un goût amer dans la bouche, que le prochain vainqueur soit plus magnanime que le précédent. Et nous assistons à l’éternelle valse qui remplit de colère les plus démunis, nous les laissons sans perspective. Com-ment s’étonner alors que certains s’abandonnent dans les bras du premier chef charismatique qui promet qu’avec lui ça va changer ? Accepter l’acte électoral, c’est admettre le principe de l’homme providentiel ! Et quand en 2002, un Le Pen est propulsé au second tour d’une élection grâce à une campagne médiatique sur la sécurité et que les basses œuvres du RPR qui lui ont fourni les signatures pour se présenter, ont persuadé ses concurrents directs (tel Pasqua) de ne pas se présenter, on en profite encore pour nous culpabiliser et nous interdire toute expression.
Il y a plus d’un siècle, Elisée Reclus le rappelait déjà : « Voter c'est abdiquer ! […] Voter c'est être trompé […] Voter c'est évoquer la trahison. Ne votez pas ! Au lieu de confier vos intérêts à d'autres, défendez-les vous-mêmes […] laisser à d'autres la responsabilité de sa conduite, c'est un manque de courage ! […] » Nous ne cessons de le dire, si nous voulons un autre avenir, il faut agir au lieu d’élire. C’est ce que nous faisons chaque jour.
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