De la dignité au bonheur
Le concept de citoyen fait son chemin tranquillement, comme celui de la dignité qui l’a précédé.

La dignité
En 2000, il fallait être digne ; il fallait donc se faire violence individuellement pour retrouver une dignité égarée on ne sait quand ni dans quelle contrée bénie.
Or donc nous étions des millions de chômeurs, pauvres de nous, exclus, la tête basse, osant à peine réclamer notre petit noël de 3000 F chaque année…
Exclus du travail et accros aux bureaux d’embauche.
Alors il a fallu que nous redressions la tête : oui monsieur, oui madame, je ne suis pas adapté(e) mais je vais me faire stager et tenez voici mes preuves, je viens d’obtenir un CES par-ici, là j’ai arraché un CEC, oh bien sûr ça n’a rien à voir avec ce que je sais faire, mais qu’importe ; et avec mon rmi j’ai pu trouver des partenaires, pas n’importe lesquels mais l’ANPE par exemple, ça c’est quelque chose et peu importe si c’est seulement pour apprendre à rédiger un curriculum vitae, même si c’est pour recommencer encore et encore, et faire des heures sups gratos et silencieusement.
Voici donc que l’ouvrier, même chômeur, même sans un, est redevenu travailleur, honnête et qu’il n’a plus honte. Tiens, en un mot, il est digne.
Y’a des synonymes pour ce mot-là, digne ; des synonymes comme « auguste », « noble », « majestueux ». Des mots de prince. L’ouvrier il est comme un roi, avec ses environ 35 à 60 heures par semaine dans l’atelier, en équipes tournantes. L’employé de bureau aussi il est césar avec ses environ moins de 8 heures par jour sous les ordres des chefs et sous-chefs, et chefs de sous-chefs. Et l’employé du magasin lui il est empereur avec ses nombreuses fois où ça ne t’ennuie pas de rester un peu plus tard ce soir pour recevoir la livraison et où il n’ose pas dire non, cette fois-ci, non. C’est sûr, une vraie vie de prince… Et puis y’a les princesses, à l’usine, au bureau, au magasin et aussi à la maison, à la sortie de l’école et dans les magasins. Celles-là, elles n’arrêtent pas. Sûr qu’elles sont dignes.

La chose citoyenne
Retour à la case bureau d’embauche.
Mais en 2001, y’a plus de problème il doit comprendre l’ouvrier que sans sa dignité d’exploité, il ne pourra sans doute jamais accéder au statut de citoyen.
Citoyen… Même que ce mot-là on peut le conjuguer à toutes les sauces adjectives et peut-être bientôt on en fera un verbe : citoyenner, ce serait pas mal, ou se citoyenner l’un l’autre, ou se citoyenner tout seul, bref quelque chose où on se mélangeraient les ouvriers, les employés et les patrons ensemble pour faire gagner l’entreprise ou la défendre contre ses concurrents, et ce serait rudement chouette. Le citoyen si on s’en souvient bien ça date aussi d’un rêve républicain de l’An 1 que même Louise Michel et d’autres l’appelaient de tout leur coeur des années et des années plus tard tandis que les rois et les empereurs essayaient de survivre dans un monde capitaliste qui déjà n’avait plus besoin d’eux. Pour les socialistes du XIXème siècle, la république était rouge et être citoyen, c’était participer à la vie politique et sociale en toute égalité, même de sexe, c’est dire.
Mais ils rêvaient et ils eurent le sort réservé aux rêveurs dans cette société : si ton rêve n’est pas exploitable, s’il n’est pas rentable, alors t’es bon pour la faim, la déportation ou l’exécution.
Être républicain, être citoyen n’était que l’affirmation du lien direct de l’individu mâle avec l’État par le vote et l’impôt (taxes et conscription) — et c’est bien cette république-là qui se mît en place à partir de 1789. C’est-à-dire l’individu socialisé, par le travail, dans l’État organisé. Autant dire que seuls les hommes pouvaient être citoyens ; en fait, seuls les hommes riches pouvaient vraiment être citoyens.
Mais tout cela est de l’Histoire fort ancienne.
Voilà donc qu’aujourd’hui tout peut devenir citoyen. Même les femmes. Même le fromage.
C’est à dégoûter d’apprendre la langue française. Il y a bien un adjectif « citoyen » dans le dictionnaire. On nous dit que c’est un vieil adjectif populaire à connotation  ironique,  ou  bien  qu’on  peut  trouver
le nom « citoyen » sous forme adjective dans l’expression « roi-citoyen », expression qui aurait servi de surnom à Louis-Philippe. Bon, ce n’est pas un dictionnaire du XXIème siècle, c’est un dictionnaire du siècle dernier, il est un peu obsolète.
Enfin, depuis un demi-siècle quasiment, dans cette région du monde appelé provisoirement la France, du nom de vieux très vieux impérialistes, le citoyen est féminisé par l’accession des femmes au droit de vote. Citoyenne Unetelle a voté.
En Afghanistan, région du monde « libérée » des forces occultes appelées taliban — que l’on pourrait traduire fort grossièrement par séminaristes — les citoyennes, portées en guise de cache-sexe par des hommes armés qui pour certains ne connaissent, hormis la dureté d’un climat montagnard, que les versets appris par coeur dans le Coran, occupent des postes à la direction de l’État. C’est-à-dire des postes qui cautionnent tous ceux occupés par des hommes. Mais le capitalisme triomphant s’amuse parfois de jolies vitrines, de faux-semblants croyant pouvoir manipuler les populations exploitées jusqu’au ridicule et ce ad vitam aeternam.

La recomposition démocratique
Mais si l’on y regarde d’à peine plus près, on va vite s’apercevoir que “citoyen” reste encore un substantif qui ne concerne et ne concernera que les dominants.
La manipulation sémantique est effectivement l’apanage des gens du Pouvoir. Le substantif « di-gnité » et l’adjectif « citoyen » ont été introduits dans l’usage de la langue non pas par la rue mais par une série de journaux et de médias dont le principal est sans doute le Monde Diplomatique qui substituait déjà il y a quelques années le syntagme « pensée unique » à celui « d’idéologie dominante ». La pirouette n’est pas des moindres.
Voici la fin des blocs Est-Ouest, le capitalisme, et son aile la plus agressive, l’américaine, doit conquérir de nouveaux marchés et l’URSS n’en peut mais. L’idéologie dominante va pénétrer tous les secteurs d’activités humaines via la mise en modernité du capitalisme, par l’usage de la diplomatie et des guerres, comme d’hab.
Le mouvement ouvrier européen et les organisations ouvrières dont il s’est doté pendant ce dernier siècle ont échoué à renverser le capitalisme : la Révolution n’a pas eu lieu. La solidarité, pratique culturelle ouvrière, se délite dans la nouvelle organisation du travail. Des imbéciles s’autoproclament intellectuels tandis que la démocratie va devenir le gestionnaire idéal du capitalisme. C’est le règne des sociologues.
Remplacer « idéologie dominante » par « pensée unique », c’est nier le caractère de classe que contient la première expression. C’est nier la réalité capitaliste et la lutte permanente qu’elle génère entre deux classes sociales.
Ainsi « dignité », concept moral s’il en est, masque le douloureux cheminement de la solidarité de classe à la résignation individuelle. Et l’adjectif citoyen se propose comme l’émergence ultime de l’individu politique.
La nouvelle organisation du travail née de ce qu’il est convenu d’appeler la crise du pétrole des années 70 n’est que le nième sursaut du capitalisme pour se maintenir en place. Le capitalisme est un système instable, indéniablement vivant et qui doit sans cesse se renouveler. Il ne peut prendre racine, étant agité en permanence par la contradiction qu’il génère, et qui est son essence même : l’exploitation ; laquelle engendre la domination.
Quelques décennies après la « crise » la société capitaliste doit faire face d’une part à une implosion sociale larvée évidente dans les refus collectifs et individuels à plier sous le joug de la flexibilité, ce qui menace la paix sociale, et d’autre part, malgré un vague sursaut animé par l’antifascisme, à un désintérêt politique — qui se manifeste par exemple dans la généralisation de l’abstentionnisme électoral — ce qui menace la légitimité à l’exercice de la domination capitaliste.
C’est dans ces creux que les citoyens et leur cortège d’adjectifs vont émerger : une partie de la classe sociale dominante va opposer l’engagement citoyen aux pratiques politiciennes obsolètes et scandaleu-ses  et  aux  pratiques  capitalistes  trop  visiblement
agressives. Ils vont constituer à l’intérieur du capitalisme-même une opposition et moderniste et rétrograde.
Moderniste au sens où leur conception nouvelle de la gestion sociale va pouvoir intégrer les nouvelles orientations du capitalisme. La taxe Tobin n’étant rien d’autre qu’une gestion raisonnée du capitalisme, elle est accessoire ici. Par contre, l’appel constant à une démocratie participative, sous le couvert du mensonge éternel que chacun pourrait se mêler de tout, est une réplique directe de l’atelier flexible dans sa forme ; mais au fond ce n’est ni plus ni moins qu’un appel à la cogestion de l’exploitation, soit, dans la contradiction capital-travail, à l’accroissement du capital. Le fait que la majorité des syndicats (partie prenante dans cette recomposition sociale) ont créé un comité intersyndical de l’épargne salariale (suite à la loi Fabius) est bien la volonté affirmée de ces organisations ouvrières, rebaptisées — fort justement — démocratiques, de faire participer le prolétariat encore plus activement à l’accumulation du capital.
Ainsi patrons et ouvriers sont embarqués dans le développement du capitalisme d’actionnariat main dans la main. Processus qui a bien commencé modestement dans les années 70 avec la participation, l’intéressement mais également avec le développement des facilités d’accès au crédit et la valorisation de l’image du pavillon de banlieue.
Moderniste donc puisque posant que la société est capitaliste et ne pourrait être autrement.

La société du bonheur
Rétrograde cependant car étant partie prenante d’un système capitaliste, cette opposition est emportée elle aussi dans la dynamique du capitalisme, la concurrence. Le capitalisme américain est indubitablement le plus offensif dans nombre de marchés à l’heure actuelle, même si tout le capitalisme américain ne l’est pas et que nombre d’entreprises font faillite. Le capitalisme européen va alors trouver ses défenseurs grâce à cette opposition « citoyenne ». La défense qu’elle va proposer va être une défense de forme. A l’agressivité souvent cynique américaine, elle va opposer une exploitation plus classique : le travail pour tous, dans une relative sécurité familiale économique. En fait, la revendication d’un soi-disant paradis, paradis perdu, celui des trente glorieuses. Exit dans cette proposition la chair, les bras, les poumons, la sueur, le coeur de millions de prolétaires qui ont été laminés par le capitalisme. Exit les années de luttes et de désespérances, dont celles des trente glorieuses. L’opposition social-démocrate vole au prolétariat son image dérisoire d’une classe unie et porteuse de la révolution pour y substituer celle d’un ensemble d’individus dignes et heureux d’être l’outil nécessaire au développement du capitalisme. Elle voudrait entraîner le prolétariat dans sa propre illusion de classe dominante : un peuple heureux universel composé de riches et de pauvres, chacun à sa place, mais la misère reléguée dans les romans de Sue ou de Zola. Une société uniformisée sous l’égide d’un État contrôleur suprême du bonheur en exercice dans cette société capitaliste. Un État fort, auquel participeront les citoyens, éléments de la classe des privilégiés, dans l’intérêt de tous (entendons là, pour la pérennité du capitalisme).
Dans cette société qui n’est qu’une forme du totalitarisme, chacun pourra exprimer son opinion, comme c’est de plus en plus le cas aujourd’hui, et chaque opinion aura même valeur critique. Les principes sacro-saints des libertés individuelles seront respectés à l’unique condition qu’aucun usage de ces libertés ne puisse conduire à l’éradication de la société du bonheur que nous offrent les citoyens.

Cela ressemble bougrement à une sorte de contre-révolution préventive !